La mort du jour torride et du soleil ardent
Laisse un peu de fraîcheur s’épandre par la plaine ;
D’effluves embaumés la tiède brise est pleine ;
Une clarté de nacre argenté l’Occident.
C’est l’heure violette encor du crépuscule,
Où l’arbre du coteau se détache plus fin ;
La glèbe se prolonge à l’horizon sans fin ;
La lumière est par l’ombre envahie et recule.
Dans les champs où passa le vol rythmé des faulx,
Tenant leur gerbe, ainsi qu’on rapporte un trophée,
Les glaneuses, chacune agrestement coiffée,
Regagnent le village en groupes triomphaux.
Bien que lasses, cambrant avec fierté le buste,
A travers les sillons dès l’enfance connus,
L’humble tâche accomplie, elles rentrent, pieds nus,
Dans leur beauté puissante et leur grâce robuste.
Le soir qui les grandit tombe sur leur destin.
Héroïnes sans noms d’obscures épopées,
Elles vont, d’un reflet suprême enveloppées,
Scandant leur marche aux coups d’un angélus lointain,
De temps en temps, parmi l’harmonieux silence,
Jaillit d’un gosier jeune un chant sonore et clair
Dont vibre longuement la pureté de l’air,
Et le refrain en chœur des poitrines s’élance.
Elles rentrent ainsi sous les cieux assoupis,
Et toutes par degrés sont bientôt confondues
Au vague demi-jour des pâles étendues,
Sous leur double fardeau de misère et d’épis.
Or, comme elles, noyé dans l’ombre et le mystère,
De la glèbe divine éphémère glaneur,
J’ai voulu recueillir une part de bonheur,
Et, fétu par fétu, lier ma gerbe austère.
Mais quand je suis venu dans le champ déserté,
Vainement j’ai cherché sur l’idéale argile
Un peu de joie éparse ou de gloire fragile,
Le moissonneur avare avait tout emporté !
Or, les foins sont coupés et la moisson est faite.
Voici le mois doré cher aux esprits songeurs ;
Les sentiers des coteaux vibrent de vendangeurs,
Et par les airs s’exhale une rumeur de fête.
C’est l’époque où la vigne épanche un sang divin,
Ainsi qu’au temps joyeux des bachiques amphores,
Et les pampres vermeils dans les cuves sonores
Laissent choir la vendange et fermenter le vin.
Les groupes sont bruyans comme une antique horde ;
C’est la fête des clos, la fête des pressoirs ;
L’odeur des raisins monte en la pourpre des soirs,
Et la liqueur ruisselle où la gaîté déborde.
Les échos semblent las de répondre aux refrains,
Dont le rythme rustique et bondissant les frappe ;
L’enfant cueille le fruit, l’homme écrase la grappe,
Et l’ivresse jaillit en rires souverains.
Voici le mois doré des rondes et des danses,
Où les vierges, avec les éphèbes, pieds nus,
Une lueur plus tendre en leurs yeux ingénus,
Tournent infiniment sur d’anciennes cadences.
Les doigts frôlent les doigts, les cœurs cherchent les cœurs ;
Le torse altier soutient la taille qui se cambre ;
Et partout, à la gloire unique des fruits d’ambre,
Eclate l’allégresse et résonnent les chœurs.
Puis, vers les noirs celliers voûtés comme des porches,
Vers le patriarcal accueil des vieux logis,
Les cortèges s’en vont, étrangement surgis
Aux fumeuses clartés de primitives torches.
Et le soleil s’effondre aux bords occidentaux,
Et dans le crépuscule aux mourans incendies,
Après les cris poussés et les torches brandies,
Redeviennent déserts les sentiers des coteaux.
Tandis que les grands bœufs mugissent, qu’on dételle,
Et que la pacifique et lointaine rumeur
S’efface à l’horizon comme un râle endormeur,
Pour renaître demain dans l’aurore immortelle.
L’automne d’or s’achève en des langueurs sereines,
Prodiguant les fruits mûrs cueillis à pleines mains,
Et si tiède est l’azur que tous les cœurs humains
Dans une trêve sainte ont abdiqué leurs haines.
Les feuilles mortes font un sévère tapis
Que crible l’occident de ses flèches obliques.
Au fond des bois, gardiens de pieuses reliques
L’hymne d’amour expire aux échos assoupis.
C’est l’époque sacrée où par la plaine immense
Et que peuplent, épars, des fermes et des bourgs,
Les épiques semeurs aux agrestes labours
D’un geste triomphal partagent la semence.
C’est l’époque où sur les guérets bientôt déserts,
Flottent, tel un encens, les brumes apparues
Autour de la profonde empreinte des charrues,
Où les derniers refrains se croisent dans les airs.
L’homme grave et hautain dont la silhouette ample
Semble grandie encor par le soleil couchant,
Depuis l’aube sillonne, inlassable, son champ ;
Et l’astre extasié s’attarde et le contemple.
Car ses bras musculeux guident sans dévier
Deux taureaux indomptés qui bavent leur écume,
Et dont l’œil d’un reflet sanglant parfois s’allume,
Car l’attelage est rude et hardi le bouvier.
L’irrésistible soc dans la glèbe tenace
Pénètre lentement ; farouches, sculpturaux,
D’un pas majestueux avancent les taureaux,
Dont le regard fulgure et dont le front menace.
D’un bout du champ sans cesse ils vont à l’autre bout,
La fumée aux naseaux, tendant la tête fourbe
Sous l’implacable joug qui les lie et les courbe,
Les veines charriant, une lave qui bout.
Et tous deux, cependant que meurt le jour fragile,
D’un effort contenu dont, joyeux, l’homme sent
L’ardeur exaspérée et le rythme puissant,
Entraînent la charrue et soulèvent l’argile.
Le couchant a rougi le faîte des coteaux.
Sous l’éclat triomphal des feux occidentaux,
Dans la splendeur de pourpre et d’or jamais tarie
Que la brise des soirs comme un fleuve charrie,
Parmi des bruits confus et de sourdes rumeurs,
Tous, patres et bouviers, vignerons et semeurs,
Les lents troupeaux, brebis plaintives, chèvres souples,
Les pacifiques bœufs qui cheminent par couples,
Les tiers chevaux traînant les attelages lourds,
S’étant sentis frôlés par l’ombre de velours,
Tandis qu’à l’horizon se flétrit la lumière,
Reviennent après l’œuvre auguste et coutumière.
Noir sur le fond vermeil du ciel incandescent,
Des sonores forêts le bûcheron descend.
Dans l’immense unité de leurs tâches diverses,
L’hymne des socs s’ajoute au cantique des herses.
Dans les tièdes vallons, sur les ravins penchans,
Bergers et laboureurs ont confondu leurs chants,
Et le râle amoureux du mâle ardent se mêle
Aux lamentations de sa douce femelle.
Sentant croître l’orgueil héréditaire en eux,
Les indomptables boucs et les béliers haineux,
De qui l’œil étincelle et dont la toison sue,
Heurtent leurs fronts ainsi qu’une double massue.
L’air vibre par instans de farouches abois
Dont retentit au loin la profondeur des bois,
Et qui hâtent, dans une instinctive panique,
La mamelle pesante et la corne cynique.
Tel un flot monstrueux qui ne laisse après soi
Qu’un souffle de tempête en un gouffre d’effroi,
L’étalon qui hennit et le taureau qui beugle
Ont ébranlé le sol comme une force aveugle.
Et de ces pis gonflés, de ces mufles baveux,
Des torses, des poitrails, des crins et des cheveux,
Et de toute la horde irritable et grossière
S’exhale une acre odeur de rut et de poussière ;
Et ces croupes, ces dos, vers les seuils attendris,
Vers les seuils, ô divin repos, où tu souris,
S’effacent, et plus vague à l’horizon plus terne,
L’appel brutal avec la voix humaine alterne.
Mais l’esprit par-delà les troupeaux haletans
Et les cris effarés plonge en la nuit des temps,
Et scrutant du passé les formidables traces,
Retrouve la vigueur éternelle des races
Chez le rude bouvier et l’agreste pasteur.
Et le reflet suprême et transfigurateur
Dont la bande rustique est comme enveloppée
La couvre d’un manteau de gloire et d’épopée.
LEONCE DEPONT.