La Charrue

 
Lourde comme le plomb, dure comme le marbre,
Dans la sérénité des larges cieux ouverts,
La branche s’élançait du tronc noueux de l’arbre
Avec ses deux rameaux pareils à des bras verts.

Un jour, dans la saison hésitante où la brise
Sous les bois dépouillés berce les derniers nids,
L’Homme, rôdeur velu, fit sur la terre grise,
Rouler la grande branche aux deux rameaux unis.

Puis, l’ayant emportée au seuil de sa caverne,
Avec un gonflement de veines dans le cou,
Il la laissa trois jours dans l’eau d’une citerne
Pour qu’elle fléchît mieux, tordue à son genou.

Et lorsque, dans l’orgueil bestial de la force,
Les muscles contractés et la sueur au front,
Il eut bien enlevé les feuilles de l’écorce,
Bien poli les rameaux avec un caillou rond,

Il cloua sous la branche une espèce de glaive,
Une lame élargie aux bords lisses et durs ;
Et, depuis ce jour-là, je déchire sans trêve
Le sol tout glorieux du poids des épis mûrs.

Car je suis le plus saint des outils, la charrue !
J’ouvre les sillons gras au vol des germes sourds ;
La gerbe, grâce à moi, s’entasse, haute et drue :
J’ai ma part de fierté dans l’orgueil des blés lourds.

Je tressaille, je vibre aux étreintes de l’Homme ;
Je l’aide à féconder les éternels hymens ;
Et, pendant qu’il s’en va, le bras déployé, comme
S’il cueillait dans le ciel l’azur à pleines mains ;

Pendant qu’il jette au vent les semences légères,
Le geste lent, les reins tendus, le front baissé,
Broyant sous ses talons les petites fougères
Qui pendillent au bord du sillon commencé,

Moi je mords les cailloux et j’écarte la ronce,
La racine obstinée ou le lierre têtu
Et sous la terre obscure et froide je m’enfonce,
Dans le déchirement du soc rude et pointu.

Et le soc est pareil à la coquille lisse
Dont la spirale fend le vaste flot amer,
Afin qu’autour de lui le sol soulevé glisse,
Léger comme une vague aux flancs bleus de la mer.

Le matin rit, les monts se dentellent de brume,
L’oiseau chante son chant dans le creux des rochers,
Le brin d’herbe tressaille au vent, le sillon fume
Ainsi qu’un ventre ouvert au seuil noir des bouchers.

Soleil, divin soleil, père des moissons blondes !
Viens voir l’Homme, vêtu de misère et de chair,
Collaborer devant l’éternité des mondes,
Avec le bois, avec la bête, avec le fer !
 
La marche haletante et pénible des couples,
L’effort lent des jarrets dans les sentiers bourbeux,
Font sous les poils tordus craquer les muscles souples
Au poitrail des chevaux, aux reins puissants des bœufs.

Au détour des sentiers creusés par les charrettes,
Les gamins font dans l’air claquer des fouets d’osier.
Les vieux chevaux, avec leur bon rire de bêtes,
Montrent leurs longues dents ou luit le frein d’acier.

Le paysan bruni, les deux mains sous sa gourde,
Boit par moment un peu de force, à petits coups ;
Et les bœufs patients baissent leur tête lourde,
Regardant la nature avec leurs grands yeux doux.

Et je fais mon devoir dans l’énorme mystère,
Dans les profonds sillons de lumière inondés,
Dans le ruissellement des sèves de la terre,
Dans le gonflement sourd des germes fécondés.

Et c’est pourquoi j’ai droit à l’amour des poètes
Qui chantent le ciel bleu, la vigne et messidor ;
Et c’est pourquoi, devant les siècles, j’ai mes fêtes
Dans le Midi splendide où le soleil est d’or.

Allons ! faites sortir les chevaux de l’étable,
Ébranlez 1’air sonore au bruit des fouets joyeux,
Crispez vos doigts autour de mes deux bras d’érable,
Mettez le regard dur de l’aigle dans vos yeux ;

Et qu’une paysanne encore un peu païenne,
Toute jeune, les seins hors du corset étroit,
Couronne de lauriers et de feuilles de chêne
Celui qui tracera le sillon le plus droit !

Et je frissonnerai, d’aube toute trempée,
Sentant venir les temps promis à l’univers,
Où le dernier tronçon de la dernière épée
Me servira de soc dans les sillons rouverts.

Collection: 
1886

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