La Buveuse d’absinthe

 
Elle était toujours enceinte,
Et puis elle avait un air…
Pauvre buveuse d’absinthe !
 
Elle vivait dans la crainte
De son ignoble partner :
Elle était toujours enceinte.
 
Par les nuits où le ciel suinte,
Elle couchait en plein air.
Pauvre buveuse d’absinthe !
 
Ceux que la débauche éreinte
La lorgnaient d’un œil amer :
Elle était toujours enceinte !
 
Dans Paris, ce labyrinthe
Immense comme la mer,
Pauvre buveuse d’absinthe,

 
Elle allait, prunelle éteinte,
Rampant aux murs comme un ver…
Elle était toujours enceinte !
 
Oh ! cette jupe déteinte
Qui se bombait chaque hiver !
Pauvre buveuse d’absinthe !
 
Sa voix n’était qu’une plainte,
Son estomac qu’un cancer :
Elle était toujours enceinte !
 
Quelle farouche complainte
Dira son hideux spencer !
Pauvre buveuse d’absinthe !
 
Je la revois, pauvre Aminte,
Comme si c’était hier :
Elle était toujours enceinte !
 
Elle effrayait maint et mainte
Rien qu’en tournant sa cuiller ;
Pauvre buveuse d’absinthe !
 
Quand elle avait une quinte
De toux, — Oh ! qu’elle a souffert,
Elle était toujours enceinte ! —

 
Elle râlait : « Ça m’esquinte !
Je suis déjà dans l’enfer. »
Pauvre buveuse d’absinthe !
 
Or elle but une pinte
De l’affreux liquide vert :
Elle était toujours enceinte !
 
Et l’agonie était peinte
Sur son œil à peine ouvert ;
Pauvre buveuse d’absinthe !
 
Quand son amant dit sans feinte :
« D’débarras, c’en est un fier !
« Elle était toujours enceinte. »
— Pauvre buveuse d’absinthe !

Collection: 
1866

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