La Bière

 
Le menuisier entra, son mètre dans la main,
Et dit : « Bonjour ! Celui qu’on enterre demain,
Où donc est-il ? Voyons. Je viens prendre mesure ! »
Et comme il s’avançait au fond de la masure,
Il vit sur un grabat sinistre et dépouillé
Le mort couvert d’un drap ignoblement souillé.
Vaguement sous la toile on devinait des formes ;
Un bras sortait du linge, et des mouches énormes
Volaient avec fureur tout autour du chevet.
Sur une chaise usée un cierge s’achevait,
Sa lueur expirante éclairait le cadavre
Et laissait entrevoir cette scène qui navre :
Accroupie à l’écart, blême et nue à moitié,
Une femme pleurait en silence ; — Oh ! Pitié,
Pitié pour le chagrin de cette pauvre épouse ! —
Tandis que son enfant, implacable ventouse,
Mordillait son sein maigre et lui suçait le sang.
Ce petit corps chétif se tordait frémissant,
Les doigts crispés, l’œil blanc et la figure verte :
La puanteur soufflait comme une bouche ouverte,
Et l’âpre canicule en pleine irruption
Épaississait encor l’horrible infection.

L’ouvrier suffoqué recula vers la porte
Et dit : « C’est effrayant ! Que le diable m’emporte
« Si jamais j’ai senti pourriture à ce point !
« Quoi ? Vous gardez ce corps et vous n’étouffez point ?
« Sacrebleu ! Vous avez le cœur bon, citoyenne !
« Moi je fais tous les jours trois cercueils en moyenne :
« L’habit de bois et dont les boutons sont des vis,
« Je le mets à chacun, au père comme au fils,
« Aux riches comme aux gueux, aux filles comme aux vierges
« Et j’aune mes longueurs à la lueur des cierges.
« Oui, puisque tout le monde a besoin de mon art,
« Je vais du presbytère au fond du lupanar ;
« Eh bien ! depuis vingt ans que je fais ma besogne,
« Je n’ai pas encor vu de pareille charogne !
« La fera qui voudra, sa bière, entendez-vous ! »
— Et, sans lever les yeux, la pauvresse à genoux,
Bleuâtre de fatigue et de douleur suprême,
Répondit simplement : « Je la ferai moi-même. »

Collection: 
1866

More from Poet

  • Toujours la longue faim me suit comme un recors ;
    La ruelle sinistre est mon seul habitacle ;
    Et depuis si longtemps que je traîne mes cors,
    J'accroche le malheur et je bute à l'obstacle.

    Paris m'étale en vain sa houle et ses décors :
    Je vais sourd à tout bruit,...

  • Brusque, avec un frisson
    De frayeur et de fièvre,
    On voit le petit lièvre
    S'échapper du buisson.
    Ni mouche ni pinson ;
    Ni pâtre avec sa chèvre,
    La chanson
    Sur la lèvre.

    Tremblant au moindre accroc,
    La barbe hérissée
    Et l'oreille...

  • Gisant à plat dans la pierraille,
    Veuve à jamais du pied humain,
    L'échelle, aux tons de parchemin,
    Pourrit au bas de la muraille.

    Jadis, beaux gars et belles filles,
    Poulettes, coqs, chats tigrés
    Montaient, obliques, ses degrés,
    La ronce à présent s'y...

  • Droits et longs, par les prés, de beaux fils de la Vierge
    Horizontalement tremblent aux arbrisseaux.
    La lumière et le vent vernissent les ruisseaux.
    Et du sol, çà et là, la violette émerge.

    Comme le ciel sans tache, incendiant d'azur
    Les grands lointains des bois...

  • Quand on arrive au Val des Ronces
    On l'inspecte, le coeur serré,
    Ce gouffre épineux, bigarré
    De rocs blancs qu'un torrent noir ponce.

    Partout, sous ce tas qui s'engonce,
    Guette un dard, toujours préparé,
    Qui, triangulaire, acéré,
    Si peu qu'il vous pique...