L’Isolement

À Madame Douday-Dupré

De mon riche avenir vous voilà créancière,
Madame ; quand l’oubli me jetait en poussière,
Sur moi, poëte obscur, l’autre jour, en passant,
Vous laissâtes tomber un mot compatissant.
Un mot, voilà tout… mais, quand vous fûtes passée,
Cette parole d’or, oh ! je l’ai ramassée,
J’ai caché dans mon sein ma relique, et, depuis,
Je la porte les jours, je la baise les nuits.
Si ma reconnaissance avec délire éclate,
Si mon baiser brutal mord la main qui me flatte,
Madame, pardonnez, c’est que voilà deux ans
(Et deux ans à porter tout seul sont bien pesants !)
Qu’aux tourments de mon cœur nul cœur ne s’associe,
Et j’avais oublié comment on remercie.
J’ai supporté deux ans le mépris et la faim
Sans mêler de blasphème à ma plainte sans fin.
Je disais, résigné : Lorsque Dieu fait un homme,
De ses bonheurs futurs il lui compte la somme :
« Prends, lui dit-il, et marche ! » et moi, dès le départ,
Prodigue voyageur, j’ai dévoré ma part.

Enfant, j’ai vu passer dans ma vague mémoire
Des prêtres qui chantaient sur une bière noire ;
À travers les sanglots, de moment en moments,
Un nom cher m’arrivait… mais ce souvenir ment ;
Car de l’école à peine eus-je franchi les grilles,
Que je tombai joyeux aux bras de deux familles ;
Moi qui la veille, hélas ! rêvant d’un autre accueil,
Me croyais orphelin sur la foi d’un cercueil.

Mon cœur, ivre à seize ans de volupté céleste,
S’emplit d’un chaste amour dont le parfum lui reste.
J’ai rêvé le bonheur, mais le rêve fut court…
L’ange qui me berçait trouva le fardeau lourd,
Et, pour monter à Dieu dans son vol solitaire,
Me laissa retomber tout meurtri sur la terre,
Où depuis mon regard dans l’horizon lointain
Plongeait sans voir venir le bon Samaritain.
Je veux bien acquitter mes dettes amassées,
Et payer en douleurs mes délices passées,
Dieu ! mais puisque la loi défend de murmurer,
Fais-nous donc des tourments que l’on puisse endurer !
La Pauvreté n’est pas l’hôte que je redoute ;
Je l’aime, c’est ma sœur ; la Faim, sans qu’il en coûte
Une heure à mon sommeil, un vers à mes chansons,
Entre et s’assied chez moi, car nous nous connaissons.
Je n’ai pas convoité sur mon lit d’agonie
L’or du voisin, qui sonne avec tant d’ironie ;
Ce qu’il me faut à moi, ce n’est pas seulement
Le vin de la vendange et le pain de froment ;
Ma prière avant tout demande à Dieu pour vivre
Le pain qui nourrit l’âme et le vin qui l’enivre
L’amour !… Et je suis seul, déjà seul, quand j’entends
Frémir encor l’airain qui m’a sonné vingt ans !
La fatigue m’endort et besoin m’éveille
Sans qu’un souhait ami caresse mon oreille.
Quand j’allais au printemps chercher dans vos jardins
Un sentier vierge encor du pied des citadins,
Sur mon cœur solitaire et qu’un vague amour tue,
J’ai pressé bien souvent un socle de statue ;
Et, miracle du ciel ! bien souvent j’ai cru voir
La froide Galatée en mes bras s’émouvoir,
Voir des pleurs de pitié pendus à sa paupière,
Voir des souris éclos de ses lèvres de pierre ;
Et quand ma plainte au marbre inspirait tant d’émoi,
Les cœurs vivants restaient pétrifiés pour moi !

Oh ! voilà le tourment auquel rien n’habitue,
Qui dévore les nuits et les jours, et qui tue.
Ce supplice inouï, quand je vous le nommais,
Vous ne compreniez pas : ne comprenez jamais,
Madame !… Au grand désert de votre capitale,
L’homme seul, voyez-vous, c’est l’antique Tantale ;
C’est le serpent coupé, vivace et bondissant,
Dont chaque tronçon veuf poursuit son frère absent ;
C’est l’homme enseveli tout vivant dans la tombe
Qui se réveille au bruit de la terre qui tombe ;
Et, hurlant des appels que le ver entend seul,
Se débat convulsif dans les plis du linceul.
Mais au bonheur, après cette agonie amère,
Vous m’avez fait renaître, et vous êtes ma mère.
Pour me guérir enfin du coup qui m’étourdit,
Il ne fallait qu’un mot : ce mot vous l’avez dit.
Et tout à coup voyez comme le charme opère :
« Courage ! » et je suis fort : « Espérance ! » et j’espère ;
Et d’un sommeil fiévreux je me réveille sain,
Honteux de ne pouvoir payer le médecin.
Oh! patience ! un jour j’acquitterai ma dette.
J’ignore quel sera mon destin de poëte :
Dois-je, tendant ma coupe à l’Amour échanson,
De l’écume qui tombe arroser la chanson ;
Phalène qui tournoie à l’éclair d’une épée,
Irai-je dans le sang picorer l’épopée,
Cueillir la blanche idylle en fleur dans le hameau,
Ou du saule pleureur effeuiller un rameau,
Je doute encor ; mais cette moisson de gloire,
Vous l’aurez fait éclore, et j’ai longue mémoire,
Et, de mon frais butin parfumant vos genoux,
« Prenez, dirais-je alors : tout cela, c’est à vous !… »

Collection: 
1830

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