On est dans l’invisible, on est dans l’impalpable.
Ici tout, jusqu’à l’air qu’on respire, est coupable,
Et l’eau qui pleure est un remords ;
Sous on ne sait quelle ombre, on ne sait quelles formes
Flottent, et l’on voit, tels que des songes énormes,
Passer d’affreux univers morts !
Suivis de loin d’un œil fixe qui les regarde,
Tristement éclairés dans leur fuite hagarde
Par d’horribles astres hiboux,
Charriant prêtre et roi, prince, esclave, ministre,
Traînant dans leurs agrès l’éternité sinistre
Qui porte l’ombre à ses deux bouts ;
Agitant des linceuls et secouant des chaînes,
Pleins de vers, fourmillant de monstres, noirs de haines,
Demandant au gouffre un flambeau,
En proie aux vents soufflant d’une bouche insensée,
Mondes spectres qui font hésiter la pensée
Entre le bagne et le tombeau ;
Ils vont ! les uns chantant ainsi que des Sodomes ;
Les autres, visions, créations, fantômes,
Sans palpitation, sans bruit ;
Et derrière eux, chargés des maux que nous subîmes,
Ils ont pour les pousser d’abîmes en abîmes
Toute la fureur de la nuit !
Font dans l’affreux brouillard de lugubres figures.
Pas d’ancres et pas d’avirons.
L’hiver les bat, la grêle aux flots pressés les crible,
Et la pluie effarée à la crinière horrible
Tord les nuages sur leurs fronts.
Chiourmes de la mort, égouts, fosses communes !
On les voit vaguement comme de sombres lunes.
Rien n’arrête leur vol hideux.
Au-dessus d’eux la brume et l’horreur se répandent,
La profondeur les hait ; les précipices pendent
Dans les gouffres au-dessous d’eux.
Ils traversent, allant où l’ouragan les lance,
Tantôt une tempête, et tantôt un silence ;
L’univers vivant et profond
Ne les aperçoit pas dans les brouillards sans bornes ;
Ils passent dans la nuit comme des faces mornes
Qui paraissent et qui s’en vont.
Ces globes, qu’en prisons, Seigneur, vous transformâtes,
Ces planètes-pontons, ces mondes-casemates,
Flottes noires du châtiment,
Errent, et sur les flots tortueux et funèbres,
Leurs mâts de nuit, portant des voiles de ténèbres,
Frissonnent éternellement.
Des tourbillons ayant des formes de furies
Les poursuivent ; les pleurs, sources jamais taries,
Les angoisses et les effrois,
Le désespoir, l’ennui, la démence, le crime,
Vident sur ces passants monstrueux de l’abîme
Toutes leurs urnes à la fois.
Rongés par leurs passés, ulcères incurables,
La face aux trous de leurs cachots,
Criant : où sommes-nous ? d’une voix éperdue,
Et distinguant parfois, sous eux, dans l’étendue,
Des monts, pustules du chaos.
Là Caïn pleure, Achab frémit, Commode rêve,
Borgia rit ; les vers de terre armés du glaive,
Les roseaux qui disaient : je veux !
Sont là ; les Pharaons et les Sardanapales
S’y courbent ; le vent souffle ; au fond, des larves pâles
Penchent leurs sinistres cheveux.
Là sont les trahisseurs mêlés aux parricides,
Tous les despotes fous redevenus lucides,
L’homme-loup et l’homme-renard,
Leur bagne par moment fait le bruit d’une claie ;
Le ciel leur apparaît comme une immense plaie
Où chacun d’eux voit son poignard.
L’ombre est un miroir sombre où leurs forfaits se montrent,
Leur remords est debout dans tout ce qu’ils rencontrent ;
Partout, dans le morne chemin,
Chacun d’eux voit son crime, et le reste est chimère ;
Le même spectre fait dire à Néron : ma mère !
Et crier : mon frère ! à Caïn.
Plus bas encor s’en vont dans l’ombre expiatoire
Des mondes dont la mort même ignore l’histoire,
Où le mal tord ses derniers nœuds,
Cieux où toute lueur expire évanouie,
À qui, dans la noirceur de leur brume inouïe,
Tibère apparaît lumineux.
Et l’on voit maintenant, tout chargés de désastres,
Rouler, éteints, désespérés,
L’un semant dans l’espace une effroyable graine,
L’autre traînant sa lèpre et l’autre sa gangrène,
Ces noirs soleils pestiférés !
Et squelettes sans tête et crânes sans vertèbres,
Mages étudiant de lugubres algèbres,
Tous les maux par Satan rêvés,
Vices, hydres, dragons, sont là ; l’horreur sanglote ;
Ils passent ; à l’avant le néant, leur pilote,
Regarde avec ses yeux crevés.
Où vont-ils ? La nuit s’ouvre et sur eux se referme.
Le ciel, quoiqu’il soit l’ombre où la clémence germe,
Ignore le gouffre puni ;
Et nul ne sait combien de millions d’années
Doivent errer, traînant les larves forcenées,
Ces lazarets de l’infini.
Et quel effroi sur terre, et même au fond des tombes
Quel frisson, si, parmi les foudres et les trombes,
Aux lueurs des astres fuyants,
Nous voyions, dans la nuit où le sort nous écroue,
Surgir subitement l’épouvantable proue
D’un de ces mondes effrayants !