Drame en trois ballades

 

I

Pour fuir l’ennui que son départ me laisse,
Pendant le jour, je m’en vais au travers
Des bois, cherchant les abris bien couverts.
Comme deux chiens qu’on a couplés en laisse,
Deux papillons courent les taillis verts.
Lors, je m’étends dans l’herbe caressante.
Les moucherons, les faucheux, les fourmis
Passent sur moi, sans que mon corps les sente.

Les rossignols là-haut sont endormis.
Et moi, je pense à ma maîtresse absente.

Le soir, traînant la flèche qui me blesse,
Je vais, longeant la rue aux bruits divers.
Le gaz qui brille aux cafés grands ouverts,
Les bals publics, flots d’obscène souplesse,
Montrent des chairs, bons repas pour les vers.
Mais, que parfois, accablé, je consente,
Muet, à boire avec vous, mes amis,
La bière blonde, ivresse alourdissante,
Parlez, chantez ! Rire vous est permis.
Et moi, je pense à ma maîtresse absente.

Mais il est tard. Dormons. Rêvons d’Elle. Est-ce
Le souvenir des scintillants hivers
Qui se déroule en fantômes pervers,
Dans mon cerveau que le sommeil délaisse,
Au rythme lent et poignant d’anciens vers ?
Enfin, la fièvre et la nuit fraîchissante,
Ferment mes yeux, domptent mes flancs blêmis...
Quand reparaît l’aurore éblouissante,
Voici crier les oiseaux insoumis.
Et moi, je pense à ma maîtresse absente.

              ENVOI

À ton lever, soleil, à ta descente
Que suit la nuit au splendide semis,
L’homme, oubliant sa pioche harassante,
Sourit de voir mûrir les fruits promis,
Et moi, je pense à ma maîtresse absente.

              
II

Nous nous sommes assis au bois
Dans les clairières endormantes.
Mon esprit naguère aux abois
Se rassure à l’odeur des menthes.
Le vent, qui gémissait hier,
Aujourd’hui rit et me caresse.
Les oiseaux chantent. Je suis fier,
Car j’ai retrouvé ma maîtresse.

La rue a de joyeuses voix,
Les ouvrières sous leurs mantes
Frissonnent, en courant. Je vois
Les amants joindre les amantes.
Aux cafés, voilà le gaz clair,
Lumière vive et charmeresse.
Il y a du bonheur dans l’air,
Car j’ai retrouvé ma maîtresse.

Et dans tes bras, sur tes seins froids,
J’ai des lassitudes charmantes.

Qu’as-tu fait au loin ? Je te crois,
Que tu sois vraie ou que tu mentes.
Tes seins berceurs comme la mer,
Comme la mer calme et traîtresse,
M’endorment... Plus de doute amer !
Car j’ai retrouvé ma maîtresse.

              ENVOI

À toi, merci ! chemin de fer,
J’étais seul ; mais un soir d’ivresse,
Tu m’as tiré de cet enfer,
Car j’ai retrouvé ma maîtresse.

              
III

Feuilles, tombez sous la fureur du vent
Et sous la pluie atroce de novembre.
Toute splendeur, à la fin, se démembre.
L’eau, trouble, perd son reflet décevant.
Ainsi s’en va tout mon bonheur d’avant.
Les doux retraits de mon âme charmée
Sont dénudés, sans oiseaux. L’avenir
Et mes projets, forte et brillante armée,
Sont en déroute à ton seul souvenir,
Ô ma maîtresse absolument aimée !

J’ai tant vécu dans ton charme énervant,
Comme nourri de gâteaux de gingembre,
Comme enivré de vétyver et d’ambre !
Et, rassuré, je m’endormais souvent
Sur tes beaux seins, tiède ivoire vivant.
Moi, j’aurais cru ta voix accoutumée ;
Le sort brutal voulut la démentir.
Car il mentait ton long regard d’almée !...

Mais je n’ai pas, certes, de repentir,
Ô ma maîtresse absolument aimée !

Et maintenant, seul comme en un couvent,
J’attends en vain le sommeil dans ma chambre,
Ta silhouette adorable se cambre
Dans ma mémoire. Et je deviens savant
À m’enivrer des drogues du Levant,
Que ma ferveur soit louée ou blâmée,
Je veux t’aimer, n’ayant meilleur loisir.
Tu resteras en moi comme un camée,
Comme un parfum chaud qui ne peut moisir,
Ô ma maîtresse absolument aimée !

              ENVOI

Monde jaloux de ma vie embaumée,
Enfer d’engrais, de charbon et de cuir,
Je hais tes biens promis, sale fumée !...
Pour ne penser qu’à toi, toujours, où fuir,
Ô ma maîtresse absolument aimée ?

Collection: 
1862

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