Dans la noble Venise autrefois l’on raconte
Qu’un riche gentilhomme, un sénateur, un comte,
Eut pour fille un enfant qu’on appelait Bianca :
Dans Venise voici ce qui lors arriva.
Ainsi que toute fille et toute italienne,
Paresseuse à ravir, notre vénitienne,
Blanche comme une étoile, et comme faite au tour,
Au balcon du palais demeurait tout le jour :
Tantôt elle peignait ses longues tresses blondes,
Tantôt elle voyait courir les vertes ondes,
Ou regardait sans voir, ou laissant là ses jeux,
Suivait un beau nuage égaré dans les cieux.
À la fenêtre en face, un enfant de Florence
Chez un vieil argentier logeait par occurrence ;
De sa plume il gagnait son pain de tous les soirs.
Mais cet enfant divin, sous ses longs cheveux noirs,
Pensif à son bureau, d’un oeil mélancolique
Regardait si souvent cette tête angélique,
Qu’il oubliait toujours sa tâche et son devoir.
Or, à force de temps, à force de se voir,
Ces deux jeunes enfants, dans leur candeur d’apôtre,
Crurent que le bon Dieu les donnait l’un à l’autre,
Ils se prirent de cœur, ils s’aimèrent d’amour,
Et leur feu mutuel grandit de jour en jour.
Ce feu devint si vif, que par une nuit brune,
Une nuit où la ville avait très-peu de lune,
Tandis que tout dormait dans l’antique maison,
La pauvre jeune fille oublia sa raison,
Et, laissant derrière elle une porte entr’ouverte,
Elle s’en fut dehors, seule et d’un pied alerte.
Oh ! Je laisse à penser dans le mince taudis
Quelle fête ce fut ! Ce fut le paradis.
Aussi ces deux enfants, ces douces créatures,
Ces deux corps si parfaits, ces royales natures,
Se dirent tant de mots, versèrent tant de pleurs,
Que la nuit tout entière écouta leurs douleurs.
Il fallut cependant quitter la chambre sombre.
Pâle et gelée alors comme une neige à l’ombre,
Bianca rapidement, et le corps tout plié,
Retraversa le pont sur la pointe du pié.
Mais l’aube était debout, et réveillant la brise,
Ses pieds frais rougissaient les grands toits de Venise ;
Le vent remuait l’onde, et la vague des mers
Luisait dans les canaux en mille carreaux verts ;
Les pigeons de saint-Marc volaient sur les coupoles,
Le long des piliers blancs tremblotaient les gondoles :
Il était jour, grand jour, et la douce Bianca,
Lorsqu’au seuil paternel tremblante elle toucha,
Elle se laissa là tomber comme une morte :
Un passant de bonne heure avait fermé sa porte.
Certes, s’il fut jamais un touchant souvenir,
Un souvenir d’amour qui plaise à revenir,
Comme ces airs divins qu’on veut toujours entendre,
Ah ! C’est bien cet amour mélancolique et tendre
Qui prit deux jeunes cœurs avec naïveté,
Comme aux jours de la pure et belle antiquité.
C’est bien cet amour franc sorti de la nature,
Qui vit de confiance et jamais d’imposture,
Qui se donne sans peine et ne marchande pas
Comme le faux amour de nos tristes climats.
Bianca, ton chaste nom, lorsqu’il flotte à la bouche,
D’un charme toujours neuf vous remue et vous touche,
Et comme le parfum nage autour de la fleur,
Sur Venise il épanche une amoureuse odeur.
Toujours dans les canaux où la rame vous chasse,
Comme un fantôme doux ton image repasse ;
Toujours l’on pense à toi, toujours l’on ne peut voir
Au faîte d’un balcon, à l’approche du soir,
Une fille vermeille, assise et reposée,
Sans porter les regards vers une autre croisée,
Et chercher vaguement, à travers le lointain,
Si l’on n’aperçoit pas ton jeune florentin.
Enfin, le souvenir de ta chère folie
Est tel, que l’astre aimé de la molle Italie,
L’astre que sa voix d’or nomme encor la diva,
La légère Phœbé, la blonde Cynthia,
Ne peut verser les flots de sa blanche lumière,
Sans qu’il vous semble encor sur les grands ponts de pierre,
Et sur les escaliers dans les ondes perdus,
Ouïr flotter ta robe et courir tes pieds nus.
Ah ! Quand l’été jadis fleurissait dans les âmes,
Quand l’amour, cet oiseau qui chante au cœur des femmes,
Sur terre s’abattait de tous les coins du ciel,
Quand tous les vents sentaient et la rose et le miel,
Au beau règne des fleurs, quand chaque créature
Maniait noblement sa divine nature,
Venise, il était doux, sous tes cieux étouffants,
D’aspirer ton air pur comme un de tes enfants ;
Il était doux de vivre aux chansons des guitares,
Car, ainsi qu’aujourd’hui, les chants n’étaient pas rares ;
Les chants suivaient partout les plaisirs sur les eaux,
Les courses à la rame, à travers les canaux,
Et les beaux jeunes gens guidant les demoiselles
Alertes et gaîment sur les gondoles frêles.
Alors, après la table, une main dans la main,
On dansait au lido jusques au lendemain ;
Ou bien vers la Brenta, sur de fraîches prairies,
On allait deux à deux perdre ses rêveries,
Et sur l’herbe écouter l’oiseau chanter des vers,
En l’honneur des zéphyrs qui chassaient les hivers.
Alors jeunes et vieux avaient la joie en tête,
Toute la vie était une ivresse parfaite,
Une longue folie, un long rêve d’amour,
Que la nuit en mourant léguait encor au jour ;
On ne finissait pas de voir les belles heures
Danser d’un pied léger sur les nobles demeures ;
Venise était puissante, et les vagues alors
Comme au grand Salomon lui roulant des trésors,
Sous son manteau doré, sa pourpre orientale,
Le front tout parfumé de l’écume natale,
Elle voyait ses fils, épris de sa beauté,
Dans ses bras délicats mourir de volupté.
Mais le bonheur suprême en l’univers ne dure,
C’est une loi qu’il faut que toute chose endure,
Et l’on peut aux forêts comparer les cités,
En fait de changements et de caducités.
Comme le tronc noirci, comme la feuille morte,
Que l’hiver a frappés de son haleine forte,
Le peuple de Venise est tout dénaturé :
C’est un arbre abattu sur un sol délabré,
Et l’on sent, à le voir ainsi, que la misère
Est le seul vent qui souffle aujourd’hui sur sa terre.
Il n’est sous les manteaux que membres appauvris ;
La faim maigre apparaît sur tous les corps flétris ;
Partout le bras s’allonge et demande l’aumône ;
La fièvre à tous les fronts étend sa couleur jaune ;
Et d’un flot sale et noir, Neptune vainement
Bat, dans le port, le dos de quelque bâtiment.
On n’entend plus gémir sous leurs longues antennes
Les galères partant pour les îles lointaines.
Le marteau des chantiers n’éveille plus d’échos ;
Et le désert lui-même est au fond des cachots.
Voilà pour le dehors : au dedans la tristesse,
À tous les seuils branlants debout comme une hôtesse ;
Les palais démolis pleurant leurs habitants ;
La famille écroulée ; et comme au mauvais temps,
Les oiseaux du bon Dieu, faute de nourriture,
Volent aux cieux lointains chercher de la pâture,
Les jeunes gens faisant usage de leurs piés
Et laissant dans un coin leurs parents oubliés.
Alors tout ce qui touche à la décrépitude
S’éteint dans l’abandon et dans la solitude ;
Et la vieillesse pauvre ici, comme partout,
N’inspire à l’être humain que mépris et dégoût.
Enfin Venise au sein de son Adriatique,
Expire chaque jour comme une pulmonique ;
Elle est frappée au cœur et ne peut revenir.
Le destin a flétri son royal avenir,
Et pour longtemps sevré sa lèvre enchanteresse
Du vase d’Orient que lui tendait la Grèce.
Bien qu’il lui reste encore une rougeur au front,
Dans ses flancs épuisés nulle voix ne répond ;
Pour dominer les flots et commander le monde
Sa poitrine n’est plus assez large et profonde ;
C’en est fait de Venise, elle manque de voix ;
L’homme et les éléments l’accablent à la fois.
Comme un taureau qui court à travers les campagnes,
Le fougueux éridan descendu des montagnes,
De sable et de limon couvre ses nobles piés ;
Puis la mer, relevant ses crins humiliés,
Ne la respecte plus, et tous les jours dérobe
Un des pans dégradés de sa superbe robe.
Elle tombe, elle meurt, la plus belle cité !
Et l’homme sans respect pour tant de pauvreté,
Le Goth, prenant en main sa brune chevelure,
D’une langue barbare et d’une verge dure,
À la honte des rois, outrage son beau flanc,
La meurtrit sans relâche et la bat jusqu’au sang.
Venise, dans ton sein aujourd’hui que peut être
L’amour ! Ah ! Sans frémir on ne peut le connaître,
On ne peut le trouver dans ces lugubres lieux,
Sans gémir longuement ou détourner les yeux.
Des pauvres gondoliers les chansons et les rames
Ne servent plus ici qu’à des amours infâmes,
Des amours calculés, sans nulle passion,
Comme il en faut aux fils de la corruption.
Aussi lorsque le soir, un chant mélancolique,
Un beau chant alterné comme une flûte antique,
S’en vient saisir votre âme, et vous élève aux cieux,
Vous pensez que ce chant, cet air mélodieux,
Est le reflet naïf de quelque âme plaintive,
Qui, ne pouvant le jour, dans la ville craintive,
Épancher à loisir le flot de ses ennuis,
Par la douceur de l’air et la beauté des nuits,
S’abandonne sans peine à la musique folle,
Et, la rame à la main, doucement se console ;
Alors penchant la tête, et pour mieux écouter,
Vous regardez les flots qui viennent de chanter
Et la gondole passe, et sur les vagues brunes,
Son flambeau luit et meurt au milieu des lagunes ;
Et vous, toujours tourné vers le point lumineux,
Le cœur toujours rempli de ces chants savoureux
Qui surnagent encor sur la vague aplanie,
Vous demandez quelle est cette lente harmonie,
Et vers quels bords lointains fuit ce concert charmant
Alors, quelque passant vous répond tristement :
« Ce sont des habitants des lieux froids de l’Europe,
De pâles étrangers que la brume enveloppe,
Qui, sans amour chez eux, à grands frais viennent voir
Si Venise en répand sur ses ondes, le soir.
Or, ces hommes sans cœur, comme gens sans famille,
Ont acheté le corps d’une humble et belle fille,
Et pour combler l’orgie, avec quelques deniers,
Ils font chanter le Tasse aux pauvres gondoliers. »
Oh ! Profanation des choses les plus saintes
Éternel aliment de soupirs et de plaintes,
Insulte aux plus beaux dons que la divinité
Ait, dans un jour heureux, faits à l’humanité !
Ô limpides fragments du divin diadème !
Vous, que le grand poëte a détachés lui-même
Pour consoler la terre, et dans vos saints reflets,
Lui montrer la splendeur des célestes palais !
Ô poésie, amour, perles de la nature !
Des beautés de ce monde essence la plus pure,
Sublimes diamants et joyaux radieux,
Semés à tous les plis de la robe des cieux,
Qu’a-t-on fait du trésor de vos pures lumières ?
Pourquoi, divins objets, rouler dans les poussières ?
Avez-vous tant perdu de valeur et de prix,
Que les hommes pour vous n’aient plus que du mépris ?
Ah ! Malheur aux mortels qui traînent par les fanges
L’éclat pur et serein de l’image des anges !
Malheur ! Cent fois malheur à tous les cœurs méchants
Qui poussent la beauté sur leurs tristes penchants !
Malheur aux esprits froids, aux hommes de la prose,
Éternels envieux de toute grande chose,
Qui n’éveillant sur terre aucun écho du ciel,
Et toujours enfouis dans le matériel,
Chassent d’un rire amer les divines pensées,
Comme au fond des grands bois les nymphes dispersées !
Si du malheur des temps l’épouvantable loi
Veut, hélas ! Aujourd’hui, que les hommes sans foi
Et tous les corrompus prévalent dans le monde ;
Si tout doit s’incliner devant leur souffle immonde,
Et, sous un faux semblant de civilisation,
Si l’univers entier subit leur action ;
Si le rire partout tranche l’aile de l’âme,
Si le boisseau fatal engloutit toute flamme ;
Amour et poésie, anges purs de beauté
Reprenez votre essor vers la divinité,
Regagnez noblement votre ciel solitaire,
Et sans regret aucun de cette vile terre
Partez ; car ici-bas, vous laissez après vous
Un terrible fléau qui vous vengera tous.
Oui, vous laissez un mal dont les rudes épines
Feront jaillir du sang des plus fortes poitrines ;
Un mal sans nul remède, une langueur de plomb
Qui courbera partout les têtes comme un jonc ;
Qui creusera bien plus que ne fait la famine,
Tous les corps chancelants que sa dent ronge et mine ;
Un vent qui séchera la vie en un instant
Comme au coin des palais la main du mendiant ;
Qui la fera déserte, et qui poussera l’homme
À toutes les fureurs des débauches de Rome :
L’ennui ! L’ennui prendra les races au berceau,
Et d’un vertige affreux frappant chaque cerveau,
Sous le chaume ou l’airain, sous la pourpre ou la laine,
Il pourrira les cœurs de sa mordante haleine.
Maintenant, ouvrez l’aile, ô poésie, amour,
Et montez sans regret vers le divin séjour !