— O mère des vivants, ô terre, ô déité,
Nul homme plus que moi n'adore ta beauté !
Il n'est pas de rayon au ciel, et pas de globe,
Qui me soient plus sacrés qu'une fleur de ta robe.
— Je me souviens de toi ; sur mes plus hauts sommets
Un pied plus amoureux ne se posa jamais.
Je t'ai vu, gravissant mes Alpes solitaires,
T'abreuver à longs traits dans leurs coupes austères.
— Ah ! j'étais libre et fort, j'étais seul avec Dieu,
Pas un vestige humain ne souillait ce saint lieu !
Jamais je n'ai senti, depuis cette heure étrange,
D'amour et de terreur cet enivrant mélange.
Quand il fallut revoir la plaine où l'homme est roi,
Mère, je m'indignais et je pleurais sur toi :
Car, ô terre, à plaisir l'homme te défigure ;
Rien ne te restera de ta noble parure ;
Chacun de nos travaux t'enlève une beauté ;
Tu vas baissant ton front comme un taureau dompté.
Dans ton royaume antique, une aveugle industrie
Fera céder bientôt l'ordre à la symétrie.
Par des murs anguleux les champs sont divisés ;
Les fleuves gracieux, dans leurs lits maîtrisés,
Ont aligné les plis de leurs courbes divines ;
Un lourd niveau s'étend sur le sein des collines,
Et le jour n'est pas loin où nous ne verrons plus
Un seul arbre debout sur ces monts chevelus ;
Jusqu'au dernier sommet, les nations accrues
Décharnent le granit sous le fer des charrues.
O chênes, ô forêts, ô lieux doux et sacrés,
Temple où les premiers dieux à nous se sont montrés,
Où de nos jours encor l'esprit d'en haut se cache,
Mon cœur saigne pour vous à chaque coup de hache !
Je sens une même âme entre nous s'échanger ;
Ailleurs que parmi vous je me crois étranger ;
Il pleut de vos rameaux des visions sans nombre,
Et l'intime soleil me luit mieux sous votre ombre !
Quand l'homme, ainsi vainqueur des fleuves et des bois,
Au plus lointain désert aura donné des lois
Et mis à nu des monts les squelettes énormes,
Et serré tes beaux flancs de réseaux uniformes,
O globe, dépouillé de ta vieille splendeur,
Pourras-tu d'idéal parler dans ta laideur ?
— Ami de mes secrets et de mes solitudes,
Ah ! laisse-moi sourire à tes inquiétudes !
L'homme te fait trembler pour nos abris charmants,
Et tu le vois déjà vainqueur des éléments.
C'est ainsi, je le sais, que parlent vos prophètes ;
Vos Titans sont tout prêts à trôner sur mes faîtes ;
Ils partagent déjà mes dépouilles entre eux,
Et sillonnent mes flancs de leurs fers orgueilleux.
Mais ils n'ont pas encore avec leur main rebelle
Ébranlé les créneaux de l'antique Cybèle ;
Mon vieux front de ses tours n'est pas découronné,
Et du Sphinx des déserts l'Œdipe n'est pas né !
De plans audacieux soyez toujours prodigues ;
Multipliez vos chars, vos vaisseaux et vos digues :
Comme fait un coursier la poudre de ses crins,
Je puis tout disperser en secouant mes reins.