« J’aimai. Qui n’aima pas ? »

J’aimai. Qui n’aima pas ? La vie est un voyage,
J’eus vingt ans comme un autre, et j’ai passé par là.
Fut-elle blonde ou brune, insouciante ou sage ?
Que vous fait le trépied, si mon âme y brûla ?

Puis j’appris qu’à tromper les femmes sont habiles,
J’ai bu ta lie amère, ô vin des passions !
Je pouvais, à mon tour, m’en aller par les villes,
Criant ma foi perdue et mes illusions.

Oui, j’ai su votre mal, ô faiseurs d’élégies,
Et, par mon cœur qui saigne averti que j’aimais,
J’ai blanchi bien des nuits des feux de mes bougies,
Mais j’eus cette pudeur de n’en parler jamais.

Parce qu’une amoureuse, un beau soir, est parjure,
Ce n’est point un obstacle à barrer mon chemin :
Des plis de mon manteau je cache ma blessure,
Trop fier pour mendier, du cœur ou de la main.

Et puis, à parler net, où donc est la vergogne
De suspendre sa lyre auprès d’un cotillon ?
L’art saint me paraît propre à toute autre besogne
Qu’à broyer la céruse avec le vermillon.

Je n’aime point l’auteur à la flamme éternelle
Qui s’offre en holocauste et périt chaque jour,
Parasite imprudent dont l’estomac rebelle
N’est pas solide assez pour digérer l’amour.

Je déteste surtout le barde à l’œil humide
Qui regarde une étoile en murmurant un nom,
Et pour qui la nature immense serait vide,
S’il ne portait en croupe ou Lisette ou Ninon.

Ces gens-là sont charmants, qui se donnent la peine,
Afin qu’on s’intéresse à ce pauvre univers,
D’attacher des jupons aux arbres de la plaine
Et la cornette blanche au front des coteaux verts.

Certe, ils n’ont pas compris tes musiques divines,
Éternelle nature, aux frémissantes voix,
Ceux qui ne vont pas seuls, par les creuses ravines,
Et rêvent d’une femme au bruit que font les bois.

Ceux qui tout ruisselants des larmes de l’aurore,
Ceux qui tout parfumés par la brise du soir,
Ont gardé dans leur cœur assez de place encore
Pour quelque souvenir d’alcôve ou de boudoir.

Poètes, à vos luths ! tout le reste est folie !
Assez de Thibaudiers ont de la passion.
L’avenir est plus haut, Italie ! Italie !…
Qu’Énéas a bien fait de planter là Didon !

Poètes, à vos luths ! l’art est ce fleuve antique
Où Thétis aux yeux verts trempa son fils naissant,
Il faut y plonger nu, pour que le flot magique
Nous fasse autour du cœur un bouclier puissant.

La foule a ses transports, ses amours et ses haines,
Ne mêlons point notre âme à ce tumulte humain,
Aux convives joyeux, le choc des coupes pleines,
A nous la lyre d’or, au pilier du festin !

Collection: 
1880

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