D’où vient que l’âme humaine est ainsi disposée,
Que jamais ses regards troublés et mécontens
N’ont pu s’accoutumer à la marche du temps ?
Sur l’éternel chemin-, chaque borne posée
Nous attriste. D’où vient ? je ne sais ; mais toujours
Le vertige nous prend avoir couler nos jours :
Si vous reparcourez l’enclos où votre enfance
Aspirait l’existence et l’air par tous les sens ;
Si quelque ancien portrait de votre adolescence
Vous regarde et vous rit d’un rire de quinze ans ;
Du bouquet nuptial si la fleur conservée
Un jour sous votre main tout à coup s’est trouvée,
Que d’amertume, hélas ! dans ce legs du passé,
Vestige qu’en fuyant son pied nous a laissé !
Et qu’est-ce donc, quand l’art sous sa forme savante
Enferma les pensers qu’en notre âme il a lus,
De retrouver, nous morts, notre image vivante,
Et de recompter là, tout pâles d’épouvante,
Ces battemens du cœur que nous ne sentons plus !
Non, non, je ne saurais les voir, ni les relire
Ces mots qui m’ont paru les accords d’une lyre ;
Qui, les mêmes toujours dans leur sens apparent,
Éveillent dans mon âme un écho différent !
Eh ! qui peut, corrigeant le travail d’un autre âge,
Sur un métier nouveau remettre un vieil ouvrage !
Au mien, beau seulement de ses fraîches couleurs,
J’ai manqué bien des points, j*ai gâté bien des fleurs,
Je le sais ! Mais comment en rassortir les soies ?
Je n’ai plus de ce temps les douleurs ni les joies !
Puis d’ailleurs, à quoi bon retirer du chemin
Quelque faute échappée à ma novice main ?
La route sur mes pas autrefois parcourue,
Aujourd’hui, j’en ai peur, sera bien peu courue.
Songez-vous qu’en six ans passés, chaque saison
A cueilli tour à tour sa funèbre moisson ?
Qu’en six ans, les soleils qui se suivent sans cesse
Ont vu fleurir l’enfance et mûrir la jeunesse ?
Que nous avons compté, parmi leurs jours pesans,
Trois jours où notre France a vieilli de dix ans ?
Que la tombe a triplé sa proie accoutumée ?
Hélas ! combien sont morts de ceux qui m’ont aimée !
Combien d’autres pour moi le temps aura changés !
Je n’en murmure pas ; j’ai tant changé moi-même !
Force est bien d’obéir à cette loi suprême :
Mais où retentiront mes chants découragés ?
Mes amis, où sont-ils ? Notre mobile race
De dix ans en dix ans renouvelle sa face ;
Que pourrait demander de faveur ou d’appui
Le poète d’alors au public d’aujourd’hui ?
L’homme des jours présens ne va plus, solitaire,
Les yeux perdus au ciel, ou baissés vers la terre :
Tous ont serré les rangs, et marchent de concert,
Comme la caravane au milieu du désert ;
Pressé par le besoin, poursuivi par l’orage,
Chacun tient l’œil fixé sur le but du voyage,
Et, d’un instant perdu connaissant la valeur,
Craindrait de se baisser pour cueillir une fleur.
Aussi ma barque part avec peu d’assurance,
Et, de peur de sombrer, s’allégeant d’espérance,
Demande, en commençant son fugitif sillon,
Comment on salûra son léger pavillon.
Je l’ignore, et je crains ! Il est des sympathies
Qui, muettes un jour, cessent d’être senties,
Et tel, par qui jadis ces chants étaient fêtés,
A peine s’avoûra qu’il les ait écoutés !
Avez-vous souvenir, à l’âge où tout enchante,
D’une voix qui vous plut, voix timide et touchante,
Qui, pleine d’harmonie et de séductions,
Répondit la première à vos émotions ?
Que, plus tard, cette voix résonne à votre oreille,
De vos rêves déçus vous raillez la merveille,
Vous prenant en pitié d’avoir si mal jugé...
Elle est la même encor ; mais vous avez changé !