Vies passées - L’Idole - Le Bûcher de Sardanapale...

POESIES

VIES PASSÉES

J’ai traversé souvent l’existence et la mort ;
J’ai transmigré partout ; et j’ai surgi d’abord
Sous les flots infinis, silencieux et mornes ;
Puis de la nuit des eaux vers des clartés sans bornes,
Vers l’océan du ciel, plus tiède, plus aimant,
Bête aveugle, à tâtons, j’ai nagé lentement ;
Du fond de la mer froide et de l’ombre première,
Que de siècles j’ai mis à gagner la lumière !
J’étais muet. Soudain le désir fit ma voix ;
De désir je hurlais dans l’épaisseur des bois.
Et je devins l’oiseau ; ma lourdeur prit des ailes…
Enfin, contemplateur des choses éternelles,
Je fus l’homme ; mais l’homme a honte en ses amours
D’être encor trop souvent la bête des vieux jours.

L’IDOLE

D’après un conte de la vieille Egypte.

Un prêtre saint rêvait, assis au bord du Nil ;
Et c’était par un soir aimant, un soir d’avril,
Un de ces soirs brûlans qui troublent toutes choses ;
Sur l’or du ciel passaient des vols de flamans roses ;

Et loin, à l’horizon, où se perdaient ses yeux,
Semblaient, mirage ardent, apparaître les Dieux…
Quand il vit, demi-nue et splendide, une femme
Qui venait se baigner au fleuve, et dans son âme
Il sentit un tel choc d’amour, un tel désir,
Qu’il souffrit et trembla, comme près de mourir.
Des esclaves armés accoururent ; le prêtre
A pas lents s’éloigna, gardant en tout son être,
A l’extase, au désir mêlé, ce tremblement
Qu’il avait pris soudain dans le rayonnement,
Dans l’éclat foudroyant de cette forme nue.

Il apprit d’où venait cette femme inconnue :
Courtisane fameuse, elle était de Memphis.
Dès lors ne rêvant plus qu’à la tige de lis
De ce long corps divin, adorable, sans tache,
Il devint chaque jour plus débile et plus lâche.
Il lutta, ses efforts demeuraient superflus ;
Il aimait ses enfans, il ne les aima plus ;
Il écartait, brutal, leurs petites mains douces ;
Sa femme dit : « Qu’as-tu, pour que tu nous repousses ? »
Et son mal à la fin le tortura si fort,
Qu’il comprit que l’Amour, puissant comme la Mort,
Pouvait tuer aussi, non moins qu’elle inflexible !…
Alors un jour, poussé du désir invincible,
Oubliant tout, les Dieux, son temple, sa maison,
Sa femme et ses enfans, n’ayant plus sa raison,
Et de la courtisane ayant franchi la porte,
Il la revit !… Courbé, d’une voix presque morte,
Devant l’être aux seins purs, qui se montraient encor
Sous un fin voile noir, pailleté de points d’or,
Il soupira : « Je meurs et t’adore, ô Déesse,
Mais je voudrais mourir en goûtant ta caresse.
Oh ! réponds : que faut-il pour approcher de toi ?
Ton prêtre est là qui prie : impose-lui ta loi ;
Tous mes biens à tes pieds, est-ce assez pour offrande ?
— Je vaux plus, lui dit-elle, et je l’attends plus grande.
Déesse, j’ai le droit, comme certains des Dieux,
D’exiger des trésors qui soient plus précieux.

Du ciel blanc de ma chair tu rêves les délices ;
Sur mon autel je veux aussi des sacrifices :
Tes enfans m’ont raillée hier, tu les tueras,
Et je te recevrai peut-être entre mes bras. »
Et comme il répondait : « Laisse que je contemple
De plus près ta beauté, seule aujourd’hui mon temple, »
Elle dit : « Tu connais maintenant mon vouloir ;
Obéis donc, va-t’en, je t’attendrai ce soir. »

Malgré leurs yeux de fleurs, malgré leur bouche tendre
Qui l’imploraient, hagard, ne pouvant les entendre,
Sa femme au loin, bourreau n’ayant plus rien d’humain,
Ses trois petits, il les étrangla de sa main…
Et puis, en titubant, il retourna vers elle.

Assise sous la lune, effroyablement belle,
Elle songeait. Il dit : « J’ai tué les enfans… »
Elle l’illumina de regards triomphans,
Et, morne, murmura : « Ta femme vit encore ;
Il faudrait qu’elle aussi fût morte avant l’aurore ; »
Et, faisant ruisseler la nuit de ses cheveux
Autour de ses reins nus, elle ajouta : « Je veux
Ton amour pour moi seule, et sans aucun partage ;
Ta femme n’est point belle et paraît d’un grand âge ;
Pars, et tu reviendras, s’il te plaît, mais demain ; »
Puis elle le chassa d’un geste de la main.
Et, sinistre, le prêtre alla vers sa demeure,
Se répétant sans fin : « Il faut donc qu’elle meure !… »

Sa femme, apercevant le maître, se voila :
« Nos trois enfans sont morts, quand je n’étais pas là,
Criait-elle avec des sanglots, et je les aime,
Et veux aussi mourir, pour les mener moi-même
Vers les Dieux souterrains… » — « Oui, meurs. » Et, toujours fou
Il se rua sur elle et lui rompit le cou.
Et dès le matin clair, il repartit très ivre,
Riant d’un rire étrange et hurlant : « Je vais vivre ! »

Dans son grand palais d’or, fumant d’encens pour lui,
L’Idole était parée. « Est-ce enfin aujourd’hui
Que je vais posséder la Déesse qui tue ? »
Lui dit-il. Elle était ainsi qu’une statue,
Droite, les seins bombés, sublime, mais ses yeux
Qui luisaient par la chambre, astres noirs merveilleux,
Semblaient dans leur orgueil aussi froids que la pierre
D’un sépulcre ; et vers lui, dont tremblait la paupière,
Elle laissa tomber ces mots : « Je t’appartiens,
Paye-toi sur ma chair, dont les trésors sont tiens. »
… Or quand l’homme, affolé d’amour, l’eut toute prise,
Elle avait dans les yeux le regard qui méprise,
Et loin d’elle poussant cet esclave ébloui,
Mais trop soumis et lâche, elle cracha sur lui.

LE BUCHER DE SARDANAPALE

Mon âme, la Mort vient, l’entends-tu dans la nuit ?
Lente elle vient, du pas de l’assassin, sans bruit,
Et l’horrible ennemie est là, près d’apparaître…
Barricadons la porte, et bouchons la fenêtre ;
Fuyons-la, fuyons-la, je ne la veux pas voir ;
Je suis lâche, j’ai peur de son royaume noir…
Hâtons-nous, et faisons comme Sardanapale :
Une heure, donnons-nous une fête royale.
De formes, de couleurs, d’accords délicieux,
Je gorgerai mes sens, mes oreilles, mes yeux…
Par le rêve, ô mon âme, exaltée et grandie,
Sache périr dans la pourpre d’un incendie,
Et d’amours embrasée, en la gloire du feu,
Alors splendidement disparais comme un dieu !
Puisqu’il te faut mourir, du moins fais de ta vie
Un festin somptueux, où tu t’es assouvie !
— Ainsi Sardanapale, en haut de son bûcher,
Devant cet ennemi qu’il entend approcher,
Hâtif, boit dans sa peur et l’horreur qui l’enivre
Toute la joie ardente et la douceur de vivre !

LES CONDAMNÉS

Et tout cela sera poussière !
Et tout cela sera néant !
On ne la voit plus, la lumière,
Dans le fond noir du trou béant,

L’adorable et chaude lumière,
Que tous les deux nous aimons tant !
Oh ! si froide est la nuit dernière,
Où l’on doit entrer grelottant !

Et chère, ô toi qui m’y dois suivre,
Nous sommes-nous assez aimés ?
Dans ce temps qui nous reste à vivre,
Avant là-bas d’être enfermés,

Serrons-nous donc avec délice,
Rapprochons-nous passionnés,
Comme à l’approche du supplice,
Ils s’étreignent, les condamnés !

Avant les ténèbres farouches,
Nous n’avons pas assez uni
Nos mains et nos deux cœurs, nos bouches,
Brûlant du désir infini.

Et quand viendra la dernière heure,
Faudra-t-il se dire éperdu
Qu’il est trop tard, et que l’on pleure
Tant d’amour que l’on a perdu ?

MYSTÈRE

Oh ! ces cellules, ces atomes,
Unis en nous par des hasards,
Et qui font nos corps, ces fantômes,
Et mon âme, et mes yeux hagards,

Par le temps, par l’espace immense,
Errans, invisibles, subtils,
Afin qu’en nous tout recommence
Comment, pourquoi, d’où viennent-ils ?

NOTRE AME HUMAINE

O goutte d’eau, montée un jour à la surface
De cette Mer immense où t’agitent les vents,
Tu crains l’heure où pour loi la vision s’efface
Des mondes répandus par les grands cieux mouvans,

Que crains-tu ? de rentrer en la nuit maternelle,
En cet abîme obscur, ô néant, d’où tu sors ?
Néant plaintif, du moins le silence est en elle,
Et la paix, sans réveil peut-être, et douce aux morts.

QUATRAINS D’AL-GHAZALI

Tu dois bientôt vieillir et bientôt disparaître.
Sache te résigner à la mort de ton être :
Ton unique grandeur est d’accepter la loi,
Qui te va détrôner, après t’avoir fait Roi.

Libérant ton esprit de la peur du trépas,
Parmi les purs, les Saints dont la vie est profonde,
Communiant sans cesse avec l’âme du monde,
Habite un lieu sublime où la Mort n’atteint pas.

Effet mystérieux de l’infini des causes,
Quand tu te sentiras un avec toutes choses,
Avec le Ciel, avec la Terre dont tu sors,
Tu ne t’effraieras plus de l’ombre où vont les morts.

JEAN LAHOR.

Collection: 
1907

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