Un soldat de l’Empire

 
Qu'ils étaient grands ces jours où l'Europe tremblante
Devant l'invincible guerrier,
Qui passait sur le monde en semant l'épouvante
Sous les pas de son fier coursier,
Comme devant un dieu se courbait en silence
Au seul nom de Napoléon,
Et, malgré tous ses rois, subissait la puissance
De cet indomptable lion.

Ainsi, pendant vingt ans promenant la victoire
Sur les pas de ses escadrons,
L'immortel empereur sut obliger la gloire
A lui donner tous ses rayons ;
Et sa puissante main sema cette auréole,
Des champs sablonneux d'Aboukir
Aux murs de l'Alhambra, des rivages d'Arcole
Aux bords du vieux Guadalquivir.

Pourtant un jour il vit, sur la rive étrangère,
La victoire l'abandonner ;
Il voulut la forcer, mais la Gloire, sa mère,
N'avait plus rien à lui donner ;
Car, pour orner son front du brillant diadème
Dont il devait nous éblouir,
Elle avait épuisé, dans cet effort suprême,
Tous les lauriers de l'avenir.

Quand de la trahison et de l'ingratitude
Il eut bu la calice amer,
Il alla demander asile et solitude
A l'immensité de la mer.
C'est là qu'il s'éteignit sur un roc solitaire,
Dans sa gloire et dans son malheur,
Et les nains couronnés qu'il foudroyait naguère
Jetèrent un cri de bonheur.

Puis, quand il disparut de cette haute cime
Où lui seul ait jamais atteint,
Bien des vaillants acteurs de ce drame sublime
Dont le soleil était éteint,
Pour calmer la douleur de leur âme accablée,
Cherchèrent un monde nouveau ;
Et, pleurant son enfant, la Gloire désolée
Alla veiller sur son tombeau.

Quand le fier paladin des jours de Charlemagne
Enfin eut succombé dans la sombre montagne,
Léguant à Roncevaux un nom resplendissant,
Tous les preux échappés au sanglant cimeterre
Se firent troubadours pour redire à la terre
La gloire et la mort de Roland.

Ainsi quand fut tombé le géant des armées,
Dédaignant de servir sous les tristes pigmées
Qu'à la France imposaient les Cosaques du Don,
Des soldats d'Austerlitz, vieillis par la victoire,
Sous les cieux étrangers vinrent chanter la gloire
Et la mort de Napoléon.

Sur les bords africains, dans les jungles de l'Inde,
Sous le ciel radieux où combattit Clorinde,
Dans les climats glacés où règne encore Odin,
Laissant sur l'univers une trace profonde,
Ils ont gravé ce nom qui brille sur le monde
Comme l'étoile du matin.

Aux bords du Saint-Laurent jetés par la tempête,
D'héroïques débris de ces jours de conquête
Ont chanté parmi nous le culte du Héros.
En trouvant sous le ciel de la Nouvelle-France
Les mêmes souvenirs et la même espérance,
Ils semblaient oublier leurs maux.

Québec a conservé la touchante mémoire
Du vieux soldat français dont l'humble et noble histoire
Occupera longtemps les récits du foyer.
Souvent on redira les bienfaits populaires,
L'honneur, la modestie et les vertus austères
Du soldat et du jardinier.

Le sombre Escurial et l'alcazar mauresque
L'avaient vu prendre part au drame gigantesque
Que le soleil d'Espagne éclaira de ses feux ;
Sous le ciel canadien trouvant une patrie,
Aux travaux des jardins il consacra sa vie,
Dont les jours s'écoulaient heureux.

Que de fois appuyé sur sa bêche immobile,
Fixant sur l'horizon son oeil doux et tranquille,
Il semblait contempler tout un monde idéal.
Oh ! sa jeunesse alors, avec sa sève ardente,
Déroulant les anneaux de cette vie errante,
Lui montrait le pays natal.

O rivages du Rhône ! Ô bords de la Durance !
Beaucaire, où s'écoulaient les jours de son enfance,
Donjon du roi René s'élançant vers le ciel,
O mistral soulevant les ondes fugitives,
A l'heure où, chaque soir, s'élève sur les rives
Le choeur de l'hymne universel ;

O champs toujours couverts de fruits et de verdure,
Étalant au soleil votre fraîche parure,
Forêt où s'élançait la meute des chasseurs ;
En vous voyant revivre en ce rêve sublime,
Son âme s'emplissait de cette joie intime
Et ses yeux se mouillaient de pleurs.

Sur ce riant tableau bientôt passait une ombre ;
Il voyait s'avancer ce géant à l'oeil sombre,
La Terreur, conduisant ses hideux bataillons ;
Les fleuves débordaient du sang de ses victimes,
Elle portait la mort sur les plus hautes cimes,
Et dans les plus humbles vallons.

Puis, dans le temple saint, tout un peuple en délire
Amenait en triomphe, aux accents de la lyre
Se joignant sous la voûte aux accords du clairon,
Et plaçait sur l'autel, que son aspect profane,
Une femme flétrie, impure courtisane ;
C'était la déesse Raison !

Jetant sur ces horreurs le manteau de sa gloire,
Bonaparte venait, conduit par la victoire,
Écrire avec son glaive un drame de géant ;
Son front, illuminé de ces rayons splendides
Qu'on nomme Marengo, Lodi, les Pyramides,
Brillait comme un phare éclatant.

De sceptre impérial armant sa main puissante,
Le héros apprenait à la terre tremblante
Que Charlemagne enfin avait un successeur ;
Déployant aux regards la pourpre triomphale,
A l'univers muet la vieille cathédrale
Montrait le Pape et l'Empereur

Puis il était acteur dans ce poème immense ;
Fils unique, il allait combattre pour la France,
Et disait à sa mère un éternel adieu.
A la gloire il offrait la fleur de ses années,
Et des enfants du Cid, au pied des Pyrénées,
Il affrontait le premier feu.

Ses yeux te revoyaient, beau pays des Espagnes,
Avec ton ciel ardent et tes hautes montagnes,
Tes doux chants que l'écho répète chaque soir,
Et tes fiers hidalgos de Léon, de Castille,
Tes senoras faisant briller, sous leur mantille,
Un oeil étincelant et le noir.

Puis il suivait le cours de sa propre épopée ;
La victoire à Burgos guidait sa jeune épée.
Rodrigo, Badajoz, Figueras, Almeida,
Salamanque, où Marmont, entre tous grand et brave,
Vit tourner le destin jusque-là son esclave ;
Ronda, Margalef, Lérida.

Siège de Saragosse, ô funèbre prodige,
Dont le souvenir seul nous donne le vertige,
Avec ses morts sans nombre et ses fleuves de sang !
Vous passiez devant lui, toujours aussi vivaces
Qu'aux jours où, de ses chefs suivant les nobles traces,
Il combattait au premier rang.

Suchet, Ney, qui deux fois lui conserva la vie,
Victor et Masséna, le duc de Dalmatie,
Lui jetaient, en passant, un glorieux rayon ;
Son oeil suivait toujours, dans sa course rapide,
Brillant comme un soleil dans ce groupe splendide,
L'image de Napoléon.

Il vous voyait encore, ô longs jours de souffrance,
Où l'Espagnol, sans cesse altéré de vengeance,
Les frappait isolés, sans appui, sans secours.
Quelquefois la victoire, au fort de la bataille,
Fuyait loin de leurs rangs dans des flots de mitraille,
Mais la gloire y restait toujours.

De la captivité les angoisses sans nombre,
Chaînes brisant le corps, et cachot toujours sombre,
Avec ses compagnons, la douleur et la faim,
Où jamais le sommeil ne fermait sa paupière,
Où le ciel refusait souvent à sa prière
Une onde pure, un peu de pain ;

Épouvantables nuits dans la forêt passées,
Où des hordes sans frein, sur sa trace empressées,
Le poursuivaient toujours de leur glaive vengeur ;
De tous ces mauvais jours le souvenir terrible,
Dont son coeur conservait la trace indestructible,
Le glaçait encore d'horreur.

Bientôt apparaissaient du nouvel hémisphère
Les rivages, baignés dans des flots de lumière ;
Alors Démerary s'offrait à son regard.
Transporté sur ces bords des rives hispaniques,
Le malheur le faisait, sous le ciel des tropiques,
Le défenseur du Léopard.

Demerary passait ; une terre nouvelle...
Mais ce long rêve ici, miroir toujours fidèle,
Se fondait tout à coup dans la réalité.
Ce ciel pur et serein, ces splendides montagnes,
Ce fleuve grandiose et ces vertes campagnes,
Fières de leur fécondité,

Montmorency roulant sa vague mugissante,
Le clocher dans le ciel jetant sa voix vibrante,
(Du Français, du chrétien ô souvenirs pieux !)
Étaient là comme au jour où, saluant des frères,
Il trouvait sur nos bords et la foi de ses pères
Et la langue de ses aïeux.

Des glorieux combats où passa sa jeunesse
Ainsi le rêve encor lui redonnait l'ivresse,
Et, de ses premiers jours rallumant le flambeau,
En versant dans son coeur une pure allégresse,
Venait illuminer son heureuse vieillesse
Des feux plus doux de son berceau.

Rêve ! baume divin, voix d'en haut, bien céleste !
Du bonheur de l'Eden touchant et dernier reste !
Quand Adam, en péchant, se fut fermé les cieux,
Dieu, pour le consoler, Dieu lui donna le rêve,
Rayon cent fois plus pur que l'astre qui se lève
Au sein des grands horizons bleus.

Et, quand venait le soir, à sa jeune famille,
Qui se groupait autour de l'âtre qui pétille,
Souvent il racontait ses jours aventureux.
Plein de ses souvenirs, d'une voix forte encore,
Des vieux chants provençaux qui berçaient son aurore
Il répétait les sons joyeux.

Un jour pourtant la mort, qu'au sein de la mêlée
Il avait quelquefois vainement appelée,
D'elle-même s'en vint s'asseoir à son chevet ;
Soldat toujours vaillant, chrétien toujours fidèle,
Il sut voir, sans pâlir, sa main froide et cruelle
Lui montrer le tombeau muet.

A cet instant suprême où déjà l'agonie
Des ombres de la mort enveloppe la vie,
De bonheur dans ses yeux on vit naître un rayon.
Près du soldat mourant, plus douce qu'une lyre,
Une voix murmurait le grand nom de l'Empire
Et celui de Napoléon.

Porté dans son tombeau par ses compagnons d'armes,
Il dort, le vieux soldat, et le canon d'alarmes
Ne réveillera plus son courage endormi.
Il dort, sans avoir eu l'héroïque médaille
Qu'il mérita cent fois sur le champ de bataille,
Devant le feu de l'ennemi.

Écoutez ! un grand bruit se fait sur le rivage ;
Les vieux chênes joyeux inclinent leur feuillage
Pour fêter le retour des maîtres d'autrefois,
Dont le fier étendard dans les airs se déploie.
Le rossignol pour eux chante un hymne de joie,
Et les salue au fond des bois.

Aux champs de Sainte-Foy reparaissant encore,
La France voit flotter son drapeau tricolore
Où, vainqueurs, sont tombés ses derniers défenseurs.
De ce fait immortel consacrant la mémoire,
Deux grands peuples rivaux, fils aînés de la gloire,
Mêlent en ce jour leurs couleurs.

Et pendant que la foule immense, rayonnante,
À la voix du canon mêle sa voix bruyante,
Un huzza solennel s'élève d'un tombeau.
Réveillé par l'écho de la salve guerrière,
C'est le soldat français qui, du fond de sa bière,
Salue aussi son vieux drapeau.

Envoi.
Madame, ce soldat à l'existence austère,
Ce débris des grands jours, c'était votre vieux père.
D'une époque héroïque il conserva le feu,
Et, divisant sa vie en deux parts magnifiques,
Il sut toujours donner, homme des temps antiques,
L'une à l'honneur et l'autre à Dieu.
Jamais, quand il reçut les dons de la fortune,
La voix de l'indigent ne lui fut importune ;
Son coeur, en l'écoutant, sentait se ranimer
Le souvenir amer de ses propres détresses,
Et sa main, d'où coulaient d'innombrables largesses,
Savait toujours s'ouvrir et jamais se fermer.
Des Français malheureux il fut la providence,
Et combien d'exilés, brisés par la souffrance,
Durent à ses bienfaits un instant de bonheur !
D'un nom pur et sans tache il laissa l'auréole,
Et ce nom parmi nous reste comme un symbole
De la charité, de l'honneur.

Et quand, à vos enfants, heureuse et tendre mère,
Sur la carte indiquant ces sillons de la guerre
Qu'on nomme Higueras, Burgos, Talavera,
Vous leur raconterez cette histoire sublime,
Alors, le coeur rempli d'un orgueil légitime,
Vous leur direz : Enfants, votre aïeul était là !

Québec, février 1859.

Collection: 
1847

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