I. Sonnet irrégulier
No, Time, thou shalt not boast that I do change.
Shakespeare, sonnet CXXIII
O temps ! ô conquérant ! te voici vaincu, toi
L’invincible, toi qui gardes un front tranquille !
Tu te vantes que tout change. Certes. Mais moi
Pourtant, dans l’univers mouvant, reste immobile.
Fais en vain écrouler sous mon regard tranquille
Tes beaux temples bâtis selon l’exacte loi
Et montre, dans un soir de flammes et d’effroi,
Ton cortège de roi détrônés qui défile !
O temps mauvais, redis en vain les serments faux,
Erige vainement les pompeux échafauds
Des tout-puissants d’hier ! Car mon âme demeure.
Donc, je célèbre ici mon éternel amour.
J’ai dominé l’espace et la durée et l’heure,
O temps vaincu ! Je l’aime autant qu’au premier jour.
II. Sonnet irrégulier
Or on my frailties why are frailer spies ?
Shakespeare, sonnet CXXI
Il vaut mieux être vil que d’être estimé vil.
Quels sont ces espion de ma pauvre nature
Dont je suis à la fois la dupe et la pâture
Et dont l’arrêt prescrit l’irrévocable exil ?
Quels sont ces espions en effet ? Que faut-il
Faire pour contenter ceux-là ? Quelle pâture
Leur jeter ? Quels sont-ils ? Et de quelle nature,
Ceux-là qui m’ont jugé, disant que je suis vil ?
Pour moi je ne connais ni leurs noms ni leurs faces,
Mais je les sais petits et trompeurs et voraces
Et n’ayant que l’amour des gloires et du bien.
Moi qui vis au milieu des hommes et des femmes
Pourtant, et ne devrais plus m’ébahir de rien,
Je demeure étonné devant ces pauvres âmes.
III. Sonnet
Ne m’accuse jamais de mensonge, ô ma Douce !
Je ne t’ai pas menti. Je ne te mens jamais.
Je ne fus point toujours irréprochable, mais
Ce blâme immérité de toi, je le repousse.
Certes, je crains ta voix lorsqu’elle se courrouce,
Je crains mortellement cette voix que j’aimais,
La voix à qui je dois obéir désormais,
Et, lorsqu’elle a dicté, mon courage s’émousse.
Mais, sous ton regard clair qui pénètre mes reins,
Plutôt que de mentir, ô l’être que je crains !
Lorsqu’il fallait parler, je me suis abstenue.
Je dis la vérité, comme au temps du trépas ;
Et devant ton regard voici mon âme nue,
Devant ce regard clair qui ne pardonne pas.
IV. Sonnet irrégulier
To me, fair friend yon never can be old.
Shakespeare, sonnet CIV
Tu ne vieilliras point à mes yeux, ô très belle !
Jamais tu ne perdras ce rythme de ton corps
Parfait et ressemblant aux plus nobles accords,
Et tu demeureras dans mes yeux, éternelle.
En ce temps si lointain de ta beauté décrue,
Je te verrai toujours comme aux temps de jadis,
Virginalement blonde et longue autant qu’un lys,
Telle qu’au soir lointain où tu m’es apparue.
Toi que j’aime, ne crains donc plus le temps futur,
Ni le front moins laiteux, ni le regard moins pur,
Ni, dans le sablier, le glissement des sables.
Malgré l’aspect futur que tu revêtiras
Et les rides, et les rides inévitables !
Dans mes fidèles yeux tu ne vieilliras pas…
V. Pendant qu’Elle chantait en s’accompagnant ― Sonnet précieux
How oft, when thou, my music, music sweetly play’st…
Shakespeare, sonnet CXXVIII
Sous tes doigts lents et doux naît la lente musique
Et mon cœur est pareil aux cordes sous tes doigts.
Soumis, il accompagne et commente ta voix
Et comme eux il subit le servage rythmique.
En esclave, je sers le vouloir despotique
De tes accents réglés selon les justes lois,
Et je pleure, à ton gré, les baisers d’autrefois,
A ton gré, je gémis et supplie et réplique.
Instrument dont l’écho se prolonge et ravit,
O bois mort, plus heureux que la bouche qui vit,
Toi le confident cher des soucis et des fièvres !
Obéis comme moi, le serviteur, l’amant.
Pourquoi préfères-tu ces cordes à mes lèvres,
Puisque aussi bien tu les fais vivre infiniment ?
VI. Sonnet
O, for my sake do you with Fortune chide,
The guilty goddess of my harmful deeds.
Shakespeare, sonnet CXI
Ah ! ne me blâme plus, mais blâme mon destin
De tout ce que je fis de laid et de coupable !
Car lui seul enfonça mes pieds nus dans le sable
Où je m’abîme, avec un appel au lointain.
Ne me blâme donc plus de ce regard hautain
Qui pèse ma pensée et me juge et m’accable !
On a menti… Je suis le jouet de la fable,
Et l’on raille en parlant de moi dans un festin.
Ton regard clair me trouble et me décontenance…
Oui, je le sais, j’eus tort en mainte circonstance,
Et, très pieusement, je rougis devant toi.
Mais partout la douleur m’a traquée et suivie.
Ne me blâme donc plus ! Plutôt, console-moi
D’avoir si mal vécu ma lamentable vie.