I
Tels yeux sont des pays de glace, un climat nu
Où lâon chemine sans chemins dans lâinconnu ;
Dâautres, des soirs de province pleins de fumées
Où passent des oiseaux aux ailes déplumées
Qui leur font ces plaintifs regards intermittents ;
Dâautres vides, mais sous lâinfluence du temps,
Où la mer de leur âme à flots muets déferle,
Sont rafraîchis, profonds, mobiles comme une eau,
Flux et reflux du lent regard roulant sa perle !
Or tout sây mire en un reflet double et jumeau :
Ceux-ci gardent le rose ancien dâun couchant rose
Qui leur fut un moment dâamour essentiel
Et sâeffeuilla dans eux comme une vaste rose ;
Ceux-là sont bleus dâavoir tant regardé le ciel,
Et, si ceux-ci sont bleus, câest dâencens qui subsiste.
Puis en dâautres â recels compliqués â il y a
De vieux bijoux, de grands arbres, un clocher triste,
Des visages que trop dâabsence délaya,
Des linges démodés dâenfant morte, des cloches,
Et des anges dont on devine les approches
à voir, au fil des yeux qui sâen sont tout remplis,
Leur robe comme un orgue aux longs tuyaux de plis.
Ah ! les yeux ! tous les yeux ! tant de reflets posthumes !
Reliquaires du sang de tous les soirs tombants ;
Chaires où toute noce a promulgué ses bans ;
Sites où chaque automne a légué de ses brumes.
Yeux ! carrefours de tous les buts sây résumant ;
Fenêtres dâinfini ; calme aboutissement ;
Car tout converge à ces vitres de chair nacrée,
Miroirs vivants en qui lâUnivers se recrée.
II
Pourquoi les yeux, étant limpides, mentent-ils ?
Comment la vérité, dans leur indifférence,
Meurt-elle en diluant ses frissons volatils ?
Nul nâen a vu le fond malgré leur transparence
Et ce nâest que cristal fluide, Ã lâinfini,
Qui toujours se tient coi, lâair sincère et candide.
Aucune passion, aucun crime ne ride
Ce pouvoir dangereux dâêtre un étang uni.
Ah ! savoir !⦠sây peut-on fier, sources de joie,
Quand ils ont lâair dâun peu promettre de lâamour,
Ou ne sont-ils quâun clair mirage où lâon se noie ?
Ah ! savoir !⦠démêler lâombre dâavec le jour,
Et connaître à la fin ce quâils peuvent enclore
Derrière leur surface et derrière leur flore,
Sous leurs nénuphars blancs â frileuse puberté â
Plus loin, dans le recul de leur ambiguïté.
En vain veut-on trier le réel du mensonge ;
Les yeux, nus comme lâeau, resteront clairs aussi,
Bien que lââme souvent où, pour savoir, on plonge
Soit une vase au fond de leur azur transi ;
Mystère de cette eau des yeux toujours placide
En qui lââme dépose et si peu sâélucide.
III
Dans les yeux, rien de leur histoire ne sâefface ;
Rien nâest soluble ; tout sâavère à leur surfaceâ¦
Ainsi tels yeux ont lâair pauvres dorénavant
Pour avoir médité dâentrer en un couvent ;
Tels sont en fleur pour avoir vu des orchidées ;
Dâautres sont nus de tant de fautes regardées ;
On y perçoit des courtisanes se baignant
Et par leurs fards perdus lâeau des yeux est nacrée ;
Dâautres, pour être nés près dâun canal stagnant,
Portent un vaisseau noir quâaucun marin ne grée
Et qui semble, dans eux, captif en des glaçonsâ¦
Prolongement sans fin. Survie ! Aubes lointaines !
Ciel qui met dans les puits de bleus caparaçons !
Nuages habitant les prunelles humaines !
Tout le passé qui sây garde, remémoré !
Tout ce qui sây trahit quâon croyait ignoré :
Les vÅux quâon viola ; les seins que nous fleurîmes ;
Et le regard quâon eut en pensant à des crimes ;
Et le regard quâon eut, pris dâun dessein vénal,
Fût-ce un instant, jadis, devant des pierreries
â Trésor quâon troquerait contre ses chairs fleuries â
Et qui fait à jamais, de lâÅil, lâécrin du Mal.
Car tout sây fige, y dure ; et tout sây perpétue :
Désirs, mouvements dââme, instantané décor,
Tout ce qui fut, rien quâun moment, y flotte encor ;
Dans lâair des yeux aussi survit la cloche tue,
Et lâon voit, dans des yeux qui se croient gais et beaux,
Dâanciens amours mirés comme de grands tombeaux !
IV
Quelques femmes, dans leurs prunelles sensitives,
Ont des ombres et des lueurs alternatives ;
Il y fait noir ou clair à leur guise ; on dirait
Derrière la cloison transparente des tempes
Quâon baisse tour à tour et quâon monte des lampes.
Au fil des yeux dormants quelle est cette forêt
Dont les arbres, quâon ne voit pas, mirent leurs palmes
Et leurs cimes, une minute, en frissons calmes ?
Dentelle obscure dont ils sont passementés,
Franges, ombre qui vient de quelque rive adverse,
à regards par cette ombre éphémère éventés !
Une autre fois, quel ciel intime sây renverse
Dont
les soucis, que nul ne connaît, font pourtant
Une tache de grands nuages pleins de pluie ?
Nuit et soleil, en un dosage intermittent !
Puis assombrissement total, lumière enfuieâ¦
Tout sây brouille, rien ne survit à leur niveau
Comme quand un grand vent a couru sur une eau !
V
LâÅil est un glauque aquarium dâeau somnolente :
Tranquillité, repos apparent, calmes plis
Comme ceux qui sâéternisent dans les surplis ;
Puis tout à coup un trouble, une ascension lente
Dâun désir qui vient faire une blessure à lâeau,
Moires dâune blessure élargie en halo.
Ce désir sâévapore ; un autre lui succède.
Chacun des mouvements de lââme en cette eau tiède
Est une ombre sous des vitres qui disparaît ;
En fuite comme avec des nageoires, lâombre erre
Et sâargente dans la transparence du verre.
Aquarium peuplé de songes en arrêt !
Une pensée y nage à peine définie
Et retourne dormir dans des varechs couchés
Parmi les minéraux du crâne et ses rochers.
Une autre pensée ose â et câest une actinie
Ouvrant dans la prunelle un coquillage-fleur,
Mais quâon lâeffleure, il se reclôt avec douleur !
Paysage qui change à tout instant : pensées
Qui sont des poissons noirs, des perles nuancées,
Des monstres froids ou des infiniment petits,
Corpuscules dans le fond de lâêtre blottis ;
Embryons de projets, vagues germes de rêves,
Ãmergeant dâon ne sait quel abîme mental,
Qui montent jusquâà lâÅil en assomptions brèves
Et viennent animer cet écran de cristal.
VI
Dâoù vient-il dans les yeux cet occulte affluent
Des larmes, filet dâeau, ruisselet qui se mêle
Au tranquille étang bleu pâle de la prunelle ;
Source qui se divulgue en discontinuant,
Chapelet sâégrenant, gouttes accumuléesâ¦
Or les vitres quâun peu de pluie a granulées
Ont un trouble semblable, et tout sây brouille ainsi !
Mais pourquoi, mais sous quelle influence secrète
Cette eau des pleurs amers est-elle toujours prête ?
Ce nâest pas que pour un malheur, pour un souci !
Même pour rien : pour un orgue triste, une fuite
De nuages, des lis qui meurent sans emploi,
La source quâon croyait captée au fond de soi
Jusquâau plein air des yeux est de nouveau déduite
Et sâégoutte, collier dââme désenfilé !
Or qui les filtre une à une, ces larmes nues ?
Ãlixir de douleur, né dans quelles cornues ?
Et qui cristallisa leur mystère salé
En lâémiettement de semblables globules ?â¦
Quels sables sont en nous ? quel puits intérieur
Dâoù montent, en crevant, ces pleurs comme des bulles ?
Ou bien le crâne est-il une grotte en moiteur
Dâoù sourdent ces stalactites intermittentes ?
Où donc le réservoir des pleurs, agrégat dâeaux ?
Quels circuits jusquâaux yeux, au long de quelles pentes ?
Où donc, sur quels penchants du cÅur, sur quels coteaux,
Les vignes dont le vin a rempli ces burettes
Pour la messe de Joie ou la messe de Deuil ?
Sens divers et confus quâont les larmes muettes ;
Peut-être sans raison autre que baigner lâÅil
Dâun liquide qui vient de lââme, et sây fiance
Pour en rendre plus bleue et claire la faïence.
VII
Les yeux sont des bassins dâeau changeante qui dort,
Où, parmi des frissons de moires remuées,
Appareille une flotte éparse de nuées,
Voiles blanches qui vont vers un horizon dâor ;
Mais parfois certains grands nuages couleur dâencre
Sâimmobilisent comme en quarantaine, au fond
De tels beaux yeux de qui lâétiage est profond
Et qui portent en eux ces nuages à lâancre.
VIII
Lâagate arborisée est pleine dâune flore
Sous-marine ; ainsi lâÅil â on dirait des lacis,
Une géographie aux fleuves indécis
Que le verre, veiné dâombres, aime dâenclore.
Splendeur mate de la pierre opaque sous quoi
Tout un spectacle intérieur qui se tient coi :
Sang, feuillages, coraux, Ã travers de la pluie ;
Gazes dâinsectes morts dont lâaile mal enfuie
Dans ce prisme à jamais figea son petit vol ;
Reflets momifiés comme dans de lâalcool !
Or si telle apparaît lâagate translucide
Câest quâelle est millénaire et garde en ses parois
Les vestiges des très antiques désarroisâ¦
Ainsi lâÅil â plein dâanciens rêves dont il sâoxyde,
Plein de passé dont pour toujours il est imbu,
Souvenirs conservés dans ses pierres charnelles
Que, pareil à lâagate, il agglomère en ellesâ¦
Ah ! tout ce qui survit sous son cristal embu !
IX
Quelles clartés, reflets dâétoiles ou de lampes,
Allongent dans les yeux de lumineuses rampes ?
Est-ce un feu du dehors ? Est-ce un feu du dedans ?
Dâun âtre intérieur plein de tisons ardents,
Ou dâune rue, au loin, pleine de réverbères
Qui se mirent dans les yeux sombres chaque soir
Et leur sont comme des parures viagères ?
De quoi sont clairs les yeux ? Dâoù vient, dans lâencensoir,
La braise en feu ? Dâoù vient la lave en ces fioles ?
Sont-ils des jardins noirs ouverts aux lucioles ?
Sont-ils le champ gelé dâun télescope, écran
Dâune silencieuse armée en marche dâastres
Qui défile parmi le verre en sây nacrant,
Piège où, tout intégral, vaste ciel, tu tâencastres ?
Ou bien sont-ils des fenêtres dâorphelinats
Se voilant, contre le dehors et toute enquête,
De rideaux vaporeux, mousseline en frimas.
Mais, parmi cette neige, une flamme empiète,
Ãcho dâun foyer rouge et qui somnole un peu
Plus au fond, tout au fond, dans la Maison de lâÃme,
Où vont et viennent et sâassoient autour dâun feu
Les Passions, avec leurs visages de femme.
X
En lâeau tiède des yeux tranquilles combien jâai
Souvent, le soir, plongé mon visage et nagé
Dans leur silence, vers une rive inconnue !
Mon âme sây sentait toute légère et nue
Et délivrée enfin des pesanteurs du corps.
Autour dâelle, pas même un cercle de ces moires
Qui dans lâeau, pour un souffle, un éveil de nageoires,
Sâélargissent comme les sons mourants des cors.
Nul trouble dans les yeux à cause de mon âme,
Tant elle nage doux, tant elle insiste peu,
Et soudain se libère en leur infini bleu,
Devenue une brise, un parfum, une flamme,
Une fleur, tout au plus un vierge nénuphar
Que, sans savoir son âge ou sâil pèse, lâeau porteâ¦
Ainsi mon âme, en lâeau des yeux noyant son fard,
Toute fraîche, croit quâelle a fini dâêtre morte !
XI
Celui qui dessina ces Têtes au fusain
En rehaussa dâun peu de couleurs la souffrance ;
Leurs lèvres, comme en un vitrail diocésain,
Sont closes ; on dirait des fermoirs de silence.
Mais leurs yeux, leurs yeux froids élargis en halo,
Ces yeux bleuis, pareils à des bouches dans lâeau,
Appellent comme en se noyant quelque Ophélie.
Yeux dilatés, bijoux pâles de la folie !
Princesses dâElseneur ou de lâEscurial
Dont la tristesse en ces fusains noirs persévère,
Victimes reposant sous la pitié du verre
Comme au fil dâun tranquille étang seigneurial.
Yeux qui durent parmi ces figures mort-néesâ¦
Tels les joyaux dans les couronnes en exil,
Les couronnes sans but des reines détrônées.
Ces faces ? Lis défunts. Mais lâÅil est un pistil
Où la vie est continuée et se résorbe.
La lune vit, ayant des yeux tels dans son orbe !
Ah ! ces yeux, les clairs de lune quâils ont été !
Yeux fixes qui font ces Têtes hallucinées !
Des yeux qui furent morts mais ont ressuscité
Et gardent tout : ciel bleu, fleurs emmagasinées,
Tout le vaste paysage dâaprès-midi
Quâils ont capté durant la suprême minute,
Mais dont lâamas dâeau vive, absorbée en leur chute,
Nâa pu détruire en eux le mirage agrandi.
Yeux de reflets et de verdure délayée,
Yeux remontés à la surface, revenus
Avec un tatouage au fil des globes nus,
Et qui disent ce que médite une noyée !
XII
Mon âme dans les yeux languissamment dérive,
Les yeux vastes et frais, comme emplis dâune eau vive ;
Mon âme y vogue à cause aussi dâun certain bleu
Qui dans les yeux, ainsi que dans lâeau, semble vivre,
Le bleu du ciel au fil des yeux qui flotte un peuâ¦
Et mon âme entraînée en eux se plaît à suivre
Ces petits golfes clairs dans les roseaux des cils,
Ces bords des yeux pareils à des anses de joie
Où mon âme en partance, un moment, sâatermoie
Avant dâappareiller pour de lointains exils.
Bords des yeux, bords de lâeau ! transparence bleuie !
Multiplication fragile des reflets !
Cristal prêt à mourir, vent, si tu lâéraflais !
Fraîcheur où la clarté de la lune est rouie ;
Silence plein de nacre et plein dâherbes semblant
Une flore inconnue et soudain révélée
Dâun climat autre où la verdure est niellée.
Ah ! ces bords frais des yeux où dort un sable blanc,
Mon âme, triste du départ, y temporise,
Prétextant la marée ou lâabsence de brise,
Et sây dorlote encore une minute à voir
Tant de reflets parmi ces bords de nonchaloir,
Puis démarre vers la haute mer des prunellesâ¦
Mais quel monde nouveau, quels pôles sont en elles,
Et quâest-ce quâon rencontre au bout des yeux quand on
Sâenfonce par delà leur ligne dâhorizon ?
XIII
LâÅil, quâon croit enchâssé, comme une calme opale,
Et prisonnier dans les paupières de chair pâle,
Est libre et, par lâair nu, sâévade quelquefois,
Si lâaimante une bouche ou le son dâune voixâ¦
Exode tout à coup dâune large prunelle
Qui, dâun visage cher, réellement descend,
Avec tous les reflets de lâhorizon en elle,
Proche de plus en plus, si proche quâon la sent,
Quand, aux heures dâamour, elle fait ce prodige
Dâêtre comme une fleur qui quitterait sa tige
Et dâabolir lâespace entre les deux amants.
Regard qui bouge et vient, qui se pose et caresse,
Plus formel quâune lèvre ou des attouchementsâ¦
Sensation physique et qui sâappuie. Ivresse
De la chair se pâmant sous ce baiser de lâÅil !
LâÅil voyage. Il franchit le temps et la distance ;
Même les morts envoient vers nous leur Åil en deuil
Qui, des lieux dâautrefois conservant lâaccointance,
Revient un peu dans nos chambres, comme au parloir,
Et pleure avec la pluie aux vitres dans le soir !
LâÅil des absents aussi, que le vieux miroir garde,
Ãmerge, se déclôt comme dâun bassin nu,
Ãclat dâastres lointains jusquâici parvenuâ¦
Câest avec ces yeux-là que lâombre nous regarde !
Que dâautres yeux qui sont insistants ou distraits :
LâÅil de lâenfant que nous fûmes ; lâÅil des portraits ;
LâÅil en rosace dâune église de village ;
LâÅil aveugle des puits vitrifié de gel ;
LâÅil de la lune ; lâÅil des choses sans visage ;
LâÅil des passions ; lâÅil du remords ; lâÅil dâAbel
Dont les pleurs de Caïn lotionnent la plaie ;
LâÅil de Dieu redoutable en son triangle en or
Dont la fatalité géométrique effraie.
Ah ! tous ces yeux ! tant dâyeux ! Nâen est-il point encor ?
Prunelles à venir, prunelles pressenties,
Où le Mystère habite, ainsi quâen des hosties ;
Car leur fourmillement sâest transsubstantié.
Et ces yeux présumés que ma chair sent sur elle,
Quand ils mâont, dans des soirs tristes, communié,
Nâest-ce pas comme un peu de Présence Réelle ?
XIV
En des pays de longs canaux et de marais,
Les yeux sont, eux aussi, baignés dâun charme frais ;
Clairs yeux remémorés de Flandre et de Hollande
Qui paraissent mouillés, influencés par lâeau ;
Yeux comme un petit port avec un seul bateau
Qui sâavoue humble, et que nul trafic nâachalande,
Mais dont le calme heureux contribue à polir
Les reflets dâalentour qui sây viennent pâlir.
Sâils sont ainsi, câest à cause de lâeau voisine
Qui les fait à sa ressemblance, y propageant
Son aspect de miroir et de fluide argent.
Donc, comme un port, cette eau des yeux emmagasine
Les horizons et le paysage adjacent
Dont le mirage en sa transparence descend :
Le ciel y réfléchit ses teintes sans durée ;
On y perçoit aussi, comme sur un vélin,
Lâenluminure en or dâun vieux quai, dâun moulin,
Et toute lâambiance y vit, miniaturée.
XV
On reconnaît de suite à certains vagues signes
Quels yeux ont déjà vu mourir, à certains plis
Comme en laisse dans lâeau quelque fuite de cygnes.
Câest fini, lâeau quiète et tous les bons oublis !
Chez les mères surtout, aux deuils indélébiles,
Dont sont morts autrefois les enfants trop débiles.
Câest dans leurs yeux quâelles les ont ensevelis ;
Câest dans leurs yeux que pour toujours elles les gardent
Comme dans des berceaux lentement abolis,
Alcôves de miroirs où leurs départs sâattardentâ¦
Ah ! quâon ne parle pas trop haut près de leurs yeux
Où les doux enfants morts sommeillent parmi lâanse
Que leur font ces yeux froids ombrés de cils soyeux ;
Abîmes de tristesse ! Yeux en qui se balance
Le repos des petits enfants qui ne sont plus.
Câest là que flotte, avec des flux et des reflux,
Ce qui subsiste dâeux, reflet, sillage ou cendreâ¦
Et dans les yeux de leurs mères, dans ces yeux dâeau,
Ils dorment, enfonçant leur immortel fardeau
Qui transparaît et, lent, continue à descendre !
XVI
Yeux dâaveugles : ils sont tristes, lâair dâune plaie ;
Yeux nuls, sans effigie ; étain qui se délaie ;
Yeux dâaveugles : jardins où la vie a neigé ;
Yeux plus vitreux que ceux des morts. Ah ! quâils sont tristes,
Nus comme les tonsures des séminaristes ;
Eau dâun canal que nuls bateaux nâont imagé ;
Patènes qui jamais ne mireront la messe
Et les cierges et des lèvres dâenfants de chÅur.
Veilleuses sans clarté. Fioles sans liqueur.
Depuis quand ? Sont-ils nés dans cette ombre ? Ou bien nâest-ce
Quâun obscurcissement graduel â tel le soir ;
Ou lâusure â tel un tissu réincorpore
Les roses
et les lis le brodant sur fond noir,
Et bientôt sâunifie en étoffe incolore.
Ah ! quâils sont tristes ! quâils sont tristes ! On dirait
Des scellés apposés sur une tête morte.
Ces yeux, sans plus jamais quâun seul regard en sorte,
Câest, sans tain, un miroir qui sâétiolerait ;
Câest, sans jet dâeau, la vasque immobile qui gèle ;
Câest, derrière une vitre, une hostie en prison.
Ah ! ces yeux ! on frissonne au bord de leur margelle,
Puits dâinfini, que bouche un si calme glaçon.
XVII
Jâai gardé dans mes yeux, comme un thésauriseur,
Lâor des moissons ; lâor des chevelures ; un site
Dont mon âme fut seule à savoir la douceur ;
Un couchant dont le rose à mon gré ressuscite ;
Puis tels cygnes au clair de la lune nageant,
Des cygnes de qui lâaile a la forme des harpes,
Harpes de Lohengrin aux musiques dâargent.
Jâai gardé dans mes yeux de bleuâtres écharpes,
Vapeurs dâétangs, brouillards que la pluie a brochés,
Et dâoù montent des fonds de ville, des tourelles
Quâune guirlande, en fer, dâangélus lie entre ellesâ¦
Et je marche portant dans mes yeux ces clochers
Vus un soir en voyage au bout du crépuscule.
Jây garde encor des ciels, des arbres et de lâeau ;
Des femmes que lâabsence au fond de lâÅil accule,
Toutes tristes comme des lis dans un préau ;
Puis des noces en blanc, des baptêmes, la moire
Sous la brise, dâun vieux canal horizontalâ¦
Or, ces reflets dans lâÅil, câest toute ma mémoire ;
Un souvenir plutôt physique que mental :
Réverbérations dâenfance et de voyages,
Dessins figuratifs des heures qui sâen vont,
Survivances toutes visuelles qui font
De mes yeux comme un grand reliquaire dâimages !
XVIII
Les yeux des femmes sont des Méditerranées
Faites dâazur et de lâécume des années
Où lââme sâaventure en sa jeune saison.
Quelles mers sont là -bas, derrière lâhorizon,
Qui déferlent autour de ces îles jumelles ?
En quel golfe atterrir au fond bleu des prunelles ?
Lâinfini sây recule en un roulis berceur ;
Et lââme part, dérive, en proie aux vents rebelles,
Sâextasiant parmi les yeux des femmes belles.
Mais parfois lâouragan convulse leur douceur
Et lââme va toucher les récifs des traîtrises ;
Elle se heurte à des banquises de froideur :
Climats gelés, glaçons, brouillards, régions grises ;
On navigue soudain sous un rouge équateur :
Flammes dâorgueil, corail sanguin de la luxure,
Feux convergeant de fleuves chauds quâon ne voit pas.
Que dâembûches cachait ce piège qui sâazure !
Lââme est désemparée en de muets combats
Et bientôt se mutile, abandonnant ses voiles,
Vidant ses filets noirs de sa pêche dâétoiles,
Sacrifiant ses mâts pour se sauver un peu,
Jetant cargaison, or, tout, dans lâabîme bleu !
Enfin, un soir que câest la fin de sa jeunesse,
Lââme sâamarre ; elle est édifiée et cesse
Dâappareiller parmi les beaux yeux spacieuxâ¦
Ah ! ce leurre dâaller voyager dans les yeux !
XIX
Le sommeil met aux yeux un tain spirituel
Grâce auquel leurs miroirs exigus se prolongent
Par delà la mémoire et le temps actuel.
Ils voient plus loin et mieux, tandis quâon croit quâils songent
Et tout lâUnivers joue en ces glaces sans fond.
Ah ! les pauvres regards, si nus durant la veille !
Dans les yeux endormis, un beau cygne appareille ;
Et ces ombres soudain que des nuages font !
Câest un bonheur en fuite, un malheur qui sâavance ;
Lâautomne sây mélange à des roses dâenfance ;
On se voit mort, tandis quâon se revoit amant ;
Ce nâest plus le présent seulement quâon reflète ;
Sur lâeau frêle des yeux court un pressentiment ;
Puis lââme a revécu ses lendemains de fête ;
à rêve, où toute la Destinée apparaît !
Car le sommeil a fait en nous du clair de lune
Où toute notre vie afflue et ne fait quâune :
Vieux souvenirs tels que des cors dans la forêt ;
Maux futurs dont on sent le vent de lâaile presque ;
Le passé, lâavenir â en une seule fresqueâ¦
Phénomène du rêve où tout sâunifia !
Lâespace sâest fondu dans le temps qui sâabroge ;
Est-ce quâon sait encor les pays quâil y a ?
Et, comme un puits tari, se dénude lâhorloge.
Rêver, câest se prévoir en son éternité !
Vie anticipative ! Ã fantasmagorie !
Patrimoine divin quâon aurait escompté :
Nâest-ce pas, pour notre âme, une avance dâhoirie
Sur sa vie immortelle et sur sa part de ciel
Que cette clairvoyance au delà du réel,
à prunelles soudain devenant plus lucides ?
Car le sommeil, pour y capturer lâhorizon,
A versé sur leur plaque inerte ses acides,
Et lâhomme endormi voit par delà sa maison !
Mais au réveil ce tain spirituel dégèle,
Il fond ; et lâÅil déclos nâest plus quâun miroir frêle,
Miroir quotidien et borné dont le tain
Est suffisant aux fins de la vie ordinaire ;
Åil sorti du sommeil et qui ne mire guère
Que les chambres et les seuls arbres du jardin.
XX
Tels yeux parfois ont lâair plus vieux que leurs visages ;
Et même sâils sont clairs, même sâils sont rieurs,
à leur fatigue on les soupçonne antérieurs
Et venus là sâancrer après de longs voyages.
Regards âgés dans un ensemble puéril :
Les yeux sont un octobre et la bouche un avril ;
Eux sont pleins de feuilles mortes ; elle, de roses ;
Et le contraste entre eux est presque un désaccord.
Où trouver un visage unifiant son sort
Dont les lèvres avec les yeux se soient décloses
Et dont la voix serait de la couleur des yeux ?
Il faudrait pour cela des yeux quâon inaugure,
Qui soient neufs, nés en même temps que la figure,
Au lieu de ceux quâon a, fanés par tant dâadieux,
Dont le sort aboutit, pour faire un moment halte,
à sâaccoupler sur tel profil qui sâen exalte.
Yeux dont on ne sait plus lââge ! Errantes lueurs !
Astres déchus sans cesse en route ! Yeux migrateurs !
Joyaux qui tour à tour ornaient une couronne,
Passent dans un bijou dâéglise, émigrent dans
Un anneau, sans savoir quel or les environne ;
Joyaux ! Yeux ! qui dira vos clairs antécédents ?
Car les yeux, eux aussi, comme les pierreries,
Vivent dâun destin propre, ont en eux leurs féeries.
Contemporains du luxe âgé de nos aïeux,
Concomitants de je ne sais quels astres vieux ;
Ils possèdent comme une âme rétrogradée,
Faits dâantique azur, faits dâune perle évadée ;
Ils nâont rien de terrestre et rien de temporel,
Sertis et dessertis, depuis les lointains âges,
Dans la métempsycose éparse des visagesâ¦
Câest aussi par ses yeux que lâhomme est immortel ?