La Religion/Chant II

 
De tes lois dès l’enfance heureusement instruit,
Et par la foi, Seigneur, à la raison conduit,
Permets que dans mes vers, sous une feinte image,
J’ose pour un moment imiter le langage
D’un mortel qui vers toi, de troubles agité,
S’avance, et pas à pas cherche ta vérité.
Quand je reçus la vie au milieu des alarmes,
Et qu’aux cris maternels répondant par mes larmes
J’entrai dans l’univers, escorté de douleurs,
J’y vins pour y marcher de malheurs en malheurs.
Je dois mes premiers jours à la femme étrangère,
Qui me vendit son lait, et son cœur mercenaire.
Réchauffé dans son sein, dans ses bras caressé,
Et longtemps insensible à son zèle empressé,
De mon retour enfin un souris fut le gage.
De ma faible raison je fis l’apprentissage.
Frappé du son des mots, attentif aux objets,
Je répétai les noms, je distinguai les traits.
Je connus, je nommai, je caressai mon père :
J’écoutai tristement les avis de ma mère.
Un châtiment soudain réveilla ma langueur.
Des maîtres ennuyeux je craignis la rigueur :
Des siècles reculés l’un me contait l’histoire ;
L’autre plus importun gravait dans ma mémoire
D’un langage nouveau tous les barbares noms.
Le temps forma mon goût : pour fruit de ces leçons
D’Eschine j’admirais l’éloquente colère.
Je sentis la douceur des mensonges d’Homère :
De la triste Didon partageant les malheurs,
Son bûcher fut souvent arrosé de mes pleurs.
Je méprisais l’enfance et ses jeux insipides.
Mais mes amusements étaient-ils plus solides ?
D’arides vérités quelquefois trop épris,
J’espérais de Newton pénétrer les écrits.
Tantôt je poursuivais un stérile problème.
De Descartes tantôt renversant le système,
D’autres mondes en l’air s’élevaient à mes frais :
Armide était moins prompte à bâtir un palais ;
Et d’un souffle détruits, malgré leur renommée,
Tous les vieux tourbillons s’exhalaient en fumée.
Par mon anatomie un rayon divisé
En sept rayons égaux était subtilisé,
Et j’osais, remontant à la couleur première,
A mon hardi calcul soumettre la lumière.
Dans ces rêves flatteurs que j’ai perdu de jours !
Cherchant à tout savoir, et m’ignorant toujours,
Je n’avais point encor réfléchi sur moi-même.
Me reprochant enfin ma négligence extrême,
Je voulus me connaître : un espoir orgueilleux
Inspirait à mon cœur ce projet périlleux.
Que de fois, ô fatale et triste connaissance,
Tu m’as fait regretter ma première ignorance !
Je me figure, hélas ! Le terrible réveil
D’un homme qui sortant des bras d’un long sommeil,
Se trouve transporté dans une île inconnue,
Qui n’offre que déserts et rochers à sa vue :
Tremblant il se soulève, et d’un œil égaré
Parcourt tous les objets dont il est entouré.
Il retombe aussitôt : il se relève encore ;
Mais il n’ose avancer dans ces lieux qu’il ignore.
Telle fut ma terreur, sitôt qu’ouvrant les yeux,
Et rompant un sommeil, peut-être officieux,
Je me regardai seul, sans appui sans défense,
Egaré dans un coin de cet espace immense ;
Ver impur de la terre, et roi de l’univers ;
Riche, et vide de biens ; libre et chargé de fers.
Je ne suis que mensonge, erreur, incertitude,
Et de la vérité je fais ma seule étude.
Tantôt le monde entier m’annonce à haute voix
Le maître que je cherche ; et déjà je le vois ;
Tantôt le monde entier dans un profond silence
A mes regards errants n’est plus qu’un vide immense.
Ô nature, pourquoi viens-tu troubler ma paix ?
Ou parle clairement, ou ne parle jamais.
Cessons d’interroger qui ne veut point répondre.
Si notre ambition ne sert qu’à nous confondre,
Bornons-nous à la terre, elle est faite pour nous.
Mais non, tous ses plaisirs n’entraînent que dégoûts :
Aucun d’eux n’assouvit la soif qui me dévore :
Je désire, j’obtiens, et je désire encore.
Grand Dieu, donne-moi donc des biens dignes de toi ;
Ou donne m’en du moins qui soient dignes de moi.
Que d’orgueil ! C’est ainsi qu’à moi-même contraire,
Monstre de vanité, prodige de misère,
Je ne suis à la fois que néant et grandeur.
Mécontent des objets que poursuit mon ardeur,
Je n’estime que moi : tout autre que moi-même,
Si je semble l’aimer, c’est pour moi que je l’aime.
Je me hais cependant, sitôt que je me vois.
Je ne puis vivre seul : occupé loin de moi
Je n’aspire qu’à plaire à ceux que je méprise.
Sans doute qu’à ces mots, des bords de la Tamise
Quelque abstrait raisonneur, qui ne se plaint de rien,
Dans son flegme anglican répondra, tout est bien.
"Le grand ordonnateur dont le dessein si sage,
De tant d’êtres divers ne forme qu’un ouvrage,
Nous place à notre rang pour orner son tableau."
Eh ! Quel triste ornement d’un spectacle si beau !
Quoi ! Mes pleurs (n’est-ce pas un crime de le croire ?)
D’un maître bienfaisant relèveraient la gloire !
Pour d’autres biens peut-être il nous a réservés,
Et tous ses grands desseins ne sont point achevés.
Oui, je l’ose espérer. Juste arbitre du monde,
De la solide paix source pure et féconde,
Etre partout présent, quoique toujours caché,
Des maux de tes sujets quand seras-tu touché ?
Tendre père, témoin de nos longues alarmes,
Pourras-tu voir toujours tes enfants dans les larmes ?
Non, non. Voilà de toi ce que j’ose penser.
Ta bonté quelque jour saura mieux nous placer.
Mais comment retrouver la gloire qui m’est due ?
Qui peut te rendre à moi, félicité perdue ?
Est-ce dans mes pareils que je dois te chercher ?
Ils m’échappent ; la mort me les vient arracher,
Et frappés avant moi, le tombeau les dévore :
J’irai bientôt les joindre : où vont-ils ? Je l’ignore.
Est-il vrai ? N’est-ce point une agréable erreur
Qui de la mort en moi vient adoucir l’horreur ?
Ô mort, est-il donc vrai que nos âmes heureuses
N’ont rien à redouter de tes fureurs affreuses ?
Et qu’au moment cruel qui nous ravit le jour,
Tes victimes ne font que changer de séjour ?
Quoi ! Même après l’instant où tes ailes funèbres
M’auront enseveli dans tes noires ténèbres,
Je vivrais ! Doux espoir ! Que j’aime à m’y livrer !
De quelle ambition tu te vas enivrer,
Dit l’impie ? Est-ce à toi, vaine et faible étincelle ;
Vapeur vile, d’attendre une gloire immortelle ?
Le hasard nous forma ; le hasard nous détruit ;
Et nous disparaissons comme l’ombre qui fuit.
Malheureux, attendez la fin de vos souffrances :
Et vous, ambitieux, bornez vos espérances :
La mort vient tout finir, et tout meurt avec nous.
Pourquoi, lâches humains, pourquoi la craignez-vous ?
Qu’est-ce donc qu’un cercueil offre de si terrible ?
Une froide poussière, une cendre insensible.
Là nous ne trouvons plus ni plaisir ni douleur.
Un repos éternel est-il donc un malheur ?
Plongeons-nous sans effroi dans ce muet abîme,
Où la vertu périt aussi bien que le crime :
Et suivant du plaisir l’aimable mouvement,
Laissons-nous au tombeau conduire mollement.
A ces mots insensés, le maître de Lucrèce,
Usurpant le grand nom d’ami de la sagesse,
Joint la subtilité de ses faux arguments ;
Lucrèce de ses vers prête les ornements.
De la noble harmonie indigne et triste usage !
Epicure avec lui m’adresse ce langage.
Cet esprit, ô mortels, qui vous rend si jaloux,
N’est qu’un feu qui s’allume et s’éteint avec vous.
Quand par d’affreux sillons l’implacable vieillesse
Sur un front hideux imprime la tristesse ;
Que dans un corps courbé sous un amas de jours,
Le sang comme à regret semble achever son cours :
Lorsqu’en des yeux couverts d’un lugubre nuage
Il n’entre des objets qu’une infidèle image :
Qu’en débris chaque jour le corps tombe et périt :
En ruines aussi je vois tomber l’esprit.
L’âme mourante alors, flambeau sans nourriture,
Jette par intervalle une lueur obscure.
Triste destin de l’homme ! Il arrive au tombeau
Plus faible, plus enfant qu’il ne l’est au berceau.
La mort, du coup fatal sape enfin l’édifice :
Dans un dernier soupir achevant son supplice,
Lorsque vide de sang le cœur reste glacé,
Son âme s’évapore, et tout l’homme est passé.
Sur la foi de tes chants, ô dangereux poète,
D’un maître trop fameux trop fidèle interprète,
De mon heureux espoir désormais détrompé,
Je dois donc, du plaisir à toute heure occupé,
Consacrer les moments de ma course rapide,
A la divinité que tu choisis pour guide :
Et la mère des jeux, des ris et des amours,
Doit ainsi qu’à tes vers présider à mes jours.
Si l’homme cependant au bout de sa carrière,
N’a plus que le néant pour attente dernière ;
Comment puis-je goûter ces plaisirs peu flatteurs,
Du destin qui m’attend faibles consolateurs ?
Tu veux me rassurer, et tu me désespères.
Vivrai-je dans la joie, au milieu des misères,
Quand même je n’ai pas où reposer un cœur,
Las de tout parcourir en cherchant son bonheur ?
Rois, sujets, tout se plaint, et nos fleurs les plus belles
Renferment dans leur sein des épines cruelles.
L’amertume secrète empoisonne toujours
L’onde qui nous paraît si claire dans son cours.
C’est le sincère aveu que nous fait Epicure.
L’orateur du plaisir en apprend la nature.
Laissons-le discourir. ô raison, viens à moi :
Je veux seul méditer et m’instruire avec toi.
Je pense. La pensée, éclatante lumière,
Ne peut sortir du sein de l’épaisse matière.
J’entrevois ma grandeur. Ce corps lourd et grossier
N’est donc pas tout mon bien, n’est pas moi tout entier.
Quand je pense, chargé de cet emploi sublime,
Plus noble que mon corps, un autre être m’anime.
Je trouve donc qu’en moi, par d’admirables nœuds
Deux êtres opposés sont réunis entre eux :
De la chair et du sang le corps vil assemblage ;
L’âme, rayon de Dieu, son souffle, son image.
Ces deux êtres liés par des nœuds si secrets
Séparent rarement leurs plus chers intérêts :
Leurs plaisirs sont communs, aussi bien que leurs peines.
L’âme guide du corps, doit en tenir les rênes ;
Mais par des maux cruels quand le corps est troublé,
De l’âme quelquefois l’empire est ébranlé.
Dans un vaisseau brisé, sans voile, sans cordage,
Triste jouet des vents, victime de leur rage,
Le pilote effrayé, moins maître que les flots,
Veut faire entendre en vain sa voix aux matelots,
Et lui-même avec eux s’abandonne à l’orage.
Il périt ; mais le nôtre est exempt du naufrage.
Comment périrait-il ? Le coup fatal au corps
Divise ses liens, dérange ses ressorts :
Un être simple et pur n’a rien qui se divise,
Et sur l’âme la mort ne trouve point de prise.
Que dis-je ? Tous ces corps dans la terre engloutis,
Disparus à nos yeux, sont-ils anéantis ?
D’où nous vient du néant cette crainte bizarre ?
Tout en sort, rien n’y rentre : et la nature avare,
Dans tous ses changements ne perd jamais son bien.
Ton art, ni tes fourneaux n’anéantiront rien,
Toi, qui riche en fumée, ô sublime alchimiste,
Dans ton laboratoire invoque trismégiste.
Tu peux filtrer, dissoudre, évaporer ce sel ;
Mais celui qui l’a fait, veut qu’il soit immortel.
Prétendras-tu toujours à l’honneur de produire,
Quand même tu n’as pas le pouvoir de détruire ?
Si du sel, ou du sable un grain ne peut périr,
L’être qui pense en moi, craindra-t-il de mourir !
Qu’est-ce donc que l’instant où l’on cesse de vivre ?
L’instant où de ses fers une âme se délivre.
Le corps né de la poudre, à la poudre est rendu.
L’esprit retourne au ciel, dont il est descendu.
Peut-on lui disputer sa naissance divine ?
N’est-ce pas cet esprit plein de son origine,
Qui, malgré son fardeau, s’élève, prend l’essor,
A son premier séjour quelquefois vole encor,
Et revient tout chargé de richesses immenses ?
Platon, combien de fois, jusqu’au ciel tu t’élances ?
Descartes, qui souvent m’y ravis avec toi ;
Pascal, que sur la terre à peine j’aperçois ;
Vous qui nous remplissez de vos douces manies,
Poètes enchanteurs, admirables génies,
Virgile, qui d’Homère appris à nous charmer,
Boileau, Corneille, et toi que je n’ose nommer ;
Vos esprits n’étaient-ils qu’étincelles légères,
Que rapides clartés, et vapeurs passagères ?
Que ne puis-je prétendre à votre illustre sort,
Ô vous, dont les grands noms sont exempts de la mort ?
Eh ! Pourquoi dévoré par cette folle envie,
Vais-je étendre mes voues au-delà de ma vie ?
Par de brillants travaux je cherche à dissiper
Cette nuit dont le temps me doit envelopper.
Des siècles à venir je m’occupe sans cesse.
Ce qu’ils diront de moi m’agite et m’intéresse,
Je veux m’éterniser, et dans ma vanité
J’apprends que je suis fait pour l’immortalité.
De tout bien qui périt mon âme est mécontente.
Grand Dieu, c’est donc à toi de remplir mon attente,
Si je dois me borner aux plaisirs d’un instant,
Fallait-il pour si peu m’appeler du néant ?
Et si j’attends en vain une gloire immortelle,
Fallait-il me donner un cœur qui n’aimât qu’elle ?
Quand sur la terre enfin je vois avec douleur
Gémir l’humble vertu qu’accable le malheur ;
J’élève mes regards vers un maître suprême,
Et je le reconnais dans ce désordre même.
S’il le permet, il doit le réparer un jour.
Il veut que l’homme espère un plus heureux séjour.
Oui, pour un autre temps, l’être juste et sévère,
Ainsi que sa bonté réserve sa colère.
Pères des fictions, les poètes menteurs,
De ces dogmes, dit-on, furent les inventeurs ;
Et sitôt que la Grèce, ivre de son Homère,
Eut de l’empire sombre admiré la chimère,
Le peuple qu’effrayaient Tisiphone et ses sœurs,
D’un charmant Elisée espéra les douceurs.
Pluton fut leur ouvrage ; et leurs mains, je l’avoue,
Etendirent jadis Ixion sur sa roue.
L’onde affreuse du Styx qui coulait sous leurs lois,
Ferma les noirs cachots qu’elle entoura neuf fois.
Ils livrèrent Tantale à des ondes perfides,
Qui s’échappaient sans cesse à ses lèvres arides.
Par l’urne de Minos, et ses arrêts cruels,
Ils jetèrent l’effroi dans l’âme des mortels.
Ils leur firent entendre une ombre malheureuse,
Qui poussant vers le ciel une voix douloureuse,
S’écriait, par les maux que je souffre en ces lieux,
Apprenez, ô mortels, à respecter les dieux.
Hardis fabricateurs de mensonges utiles,
Eussent-ils pu trouver des auditeurs dociles,
Sans la secrète voix, plus forte que la leur,
Cette voix qui nous crie au fond de notre cœur ;
Qu’un juge nous attend, dont la main équitable
Tient de nos actions le compte redoutable ?
Il ne laissera point l’innocent en oubli :
Espérons, et souffrons ; tout sera rétabli.
L’attente d’un vengeur qui console Socrate,
Lui fait subir l’arrêt de sa patrie ingrate.
Proscrit par l’injustice, il expire content,
Et je l’admirerais jusqu’au dernier instant,
S’il ne me nommait pas, ô demande frivole,
La victime qu’il veut que pour lui l’on immole.
Que notre esprit est faible et s’égare aisément !
Mais, que dis-je ? Le mien s’égare en ce moment.
De l’immortalité tes promesses pompeuses,
A moi-même, ô raison, me deviennent douteuses.
Quoi ! Cette âme sujette à tant d’obscurité,
Peut-elle être un rayon de la divinité ?
Dieu brillant de lumière, est-ce là ton image ?
Ô parfait ouvrier, l’homme est-il ton ouvrage ?
Dans un corps, il est vrai, je suis emprisonné :
Mais pour quel crime affreux y suis-je condamné ?
Cruellement puni sans me trouver coupable,
Et toujours avec moi énigme inconcevable,
Qu’ai-je fait ? Par pitié, raison, sois mon soutien :
Réponds-moi. Mais hélas ! Tu ne me dis plus rien.
A mon secours enfin j’appelle tous les hommes.
Je demande où l’on va, d’où l’on vient, qui nous sommes,
Et je les vois courir peu touchés de mes maux,
A des amusements qu’ils nomment leurs travaux.
On détruit, on élève, on s’intrigue, on projette :
Sans cesse l’on écrit, et sans cesse on répète.
L’un jaloux de ses vers, vain fruit d’un doux repos,
Croit que Dieu ne l’a fait que pour ranger des mots.
L’autre assis pour entendre et juger nos querelles,
Dicte un amas d’arrêts, qui les rend éternelles.
Cent fois j’ai souhaité, j’en fais l’aveu honteux,
Pouvoir de mes malheurs me distraire comme eux ;
Et risquant sans remords mon âme infortunée,
Attendre du hasard ma triste destinée.
Quelques-uns, m’a-t-on dit, cherchant la vérité,
Dans un savant loisir ont longtemps médité :
Et leurs veilles ont fait la gloire de la Grèce :
Dans l’école d’Athènes habita la sagesse.
Puisse, pour m’exposer ce merveilleux tableau,
Raphaël prendre encor son sublime pinceau !
Que de héros fameux ! Quels graves personnages !
Que vois-je ! La discorde au milieu de ces sages ;
Et de maîtres, entre eux sans cesse divisés,
Naissent des sectateurs l’un à l’autre opposés.
Nos folles vanités font pleurer Héraclite ;
Ces mêmes vanités font rire Démocrite.
Quel remède à nos maux, que des ris ou des pleurs !
Qu’ils en cherchent la cause, et guérissent nos cœurs.
Habitant des tombeaux, que t’apprend leur silence ?
" Les atomes erraient dans un espace immense :
Déclinant de leur route ils se sont approchés :
Durs, inégaux, sans peine ils se sont accrochés.
Le hasard a rendu la nature parfaite :
L’œil au-dessous du front se creusa sa retraite :
Les bras au haut du corps se trouvèrent liés :
La terre heureusement se durcit sous nos pieds.
L’univers fut le fruit de ce prompt assemblage :
L’être libre et pensant en fut aussi l’ouvrage."
Par honneur, Hippocrate, ou par pitié du moins,
Va guérir ce rêveur, si digne de tes soins.
C’est à l’eau dont tout sort que Thalès nous ramène ;
L’air seul a tout produit, nous dit Anaximène.
Et l’éternel pleureur assure que le feu
De l’univers naissant mit les ressorts en jeu.
Pyrrhon qui n’a trouvé rien de sûr que son doute,
De peur de s’égarer ne prend aucune route.
Insensible à la vie, insensible à la mort,
Il ne sait quand il veille, il ne sait quand il dort,
Et de son indolence, au milieu d’un orage,
Un stupide animal est en effet l’image.
Orné de sa besace, et fier de son manteau,
Cet orgueilleux n’apprend qu’à rouler un tonneau.
Oui, sa lanterne en main Diogène m’irrite ;
Il cherche un homme, et lui n’est qu’un fou que j’évite.
C’est assez contempler ces astres si parfaits,
Anaxagore : enfin dis-nous qui les a faits.
Mais quelle douce voix enchante mon oreille ?
Tandis qu’en ces jardins Epicure sommeille,
Que de voluptueux répètent ses leçons,
Mollement étendus sur de tendres gazons !
Malheureux, jouissez promptement de la vie :
Hâtez-vous, le temps fuit, et la parque ennemie
D’un coup de son ciseau va vous rendre au néant :
Par un plaisir encor volez-lui cet instant.
Votre austère rival, pâle mélancolique,
Fait de ses grands discours résonner le portique.
Je tremble en l’écoutant ; sa vertu me fait peur.
Je ne puis comme lui rire dans la douleur ;
J’ose la croire un mal, et le crois sans attendre
Que la goutte en fureur me contraigne à l’apprendre.
L’Académie enfin par la voix de Platon,
Va dissiper en moi tout l’ennui de Zénon.
Mais de Platon lui-même, et qu’attendre et que croire,
Quand de ne rien savoir son maître fait sa gloire ?
Incertain comme lui, n’osant rien hasarder,
Il réfute, il propose, et laisse à décider.
Par quelques vérités à peine il me console :
Il s’arrête, il hésite, il doute et me désole.
Son disciple jaloux, prompt à l’abandonner,
Se retire au lycée, et m’y veut entraîner.
Mais à l’homme inquiet, le maître d’Alexandre
Du terrible avenir ne daigne rien apprendre.
Que me fait sa morale, et tout son vain savoir,
S’il me laisse mourir sans un rayon d’espoir ?
Loin des longs raisonneurs que la Grèce publie,
Le mystique vieillard m’appelle en Italie.
La mort, si je l’en crois, ne doit point m’affliger :
On ne périt jamais, on ne fait que changer :
Et l’homme et l’animal par un accord étrange,
De leurs âmes entre eux font un bizarre échange.
De prisons en prisons renfermés tour à tour,
Nous mourons seulement pour retourner au jour.
Triste immortalité ! Frivole récompense
D’une abstinence austère, et de tant de silence !
Philosophes : que dis-je ? Antiques discoureurs ;
C’est prêter trop longtemps l’oreille à vos erreurs.
Ainsi donc étourdi de pompeuses paroles,
Plus troublé que jamais je sors de vos écoles.
Vous promettez beaucoup : de vos grands noms frappé,
J’attendais tout de vous, et vous m’avez trompé.
Du seul fils d’Ariston je n’ai point à me plaindre ;
Ennemi du mensonge, il m’apprend à le craindre :
Il tremble à chaque pas, et vers la vérité
Je sens qu’il me conduit par sa timidité.
D’un heureux avenir je lui dois l’espérance :
D’un Dieu qui me chérit j’entrevois la puissance.
Mais s’il m’aime ce Dieu, dans un désordre affreux
Doit-il laisser languir un sujet malheureux ?
Pourquoi de tant d’honneur et de tant de misère
Réunit-il en moi l’assemblage adultère ?
Prodigue de ses biens, un père plein d’amour
S’empresse d’enrichir ceux qu’il a mis au jour.
L’être toujours heureux, rend heureux ses ouvrages.
Il s’aime, son amour s’étend sur ses images.
Il nous punit : de quoi ? Nous l’a-t-il révélé ?
La terre est un exil : pourquoi suis-je exilé ?
Qui suis-je ? Mais hélas ! Plus je veux me connaître,
Plus la peine et le trouble en moi semblent renaître.
Qui suis-je ? Qui pourra me le développer ?
Voilà, Platon, voilà le nœud qu’il faut couper.
Platon ne parle plus, où je l’entends lui-même
Avouer le besoin d’un oracle suprême.
Platon ne parle plus, quel sera mon secours ?
Il faut donc me résoudre à m’ignorer toujours.
Dans ce nuage épais quel flambeau peut me luire ?
Dans ce dédale obscur quel fil peut me conduire ?
Qui me débrouillera ce chaos plein d’horreur !
Mon cœur désespéré se livre à sa fureur.
Vivre sans se connaître est un trop dur supplice :
Que, par pitié du moins, la mort m’anéantisse.
Ô ciel ! C’est ta rigueur que j’implore à genoux.
Daigne écraser enfin l’objet de ton courroux.
Montagnes, couvrez-moi : terre, ouvre tes abîmes :
Si je suis si coupable, engloutis tous mes crimes ;
Et périsse à jamais le jour infortuné
Où l’on dit à mon père, un enfant vous est né.
De mon état cruel quand je me désespère,
Et sens avec Platon qu’il faut qu’un Dieu m’éclaire.
J’apprends qu’un peuple entier garde encor aujourd’hui
Un livre qu’autrefois le ciel dicta pour lui.
Ah ! S’il est vrai, j’y cours. Quelle route ai-je à suivre ?
Où faut-il s’adresser ? à quel peuple ? à quel livre ?
Si Dieu nous a parlé, qu’a-t-il dit ? Je le crois.
Pour chercher de ce Dieu la véritable loi,
Parmi tant de mortels je trouve à peine un guide.
Ensevelis hélas ! Dans un repos stupide,
Ou plongés presque tous dans de frivoles soins,
Leur plus grand intérêt les occupe le moins.
Montaigne m’entretient de sa douce indolence :
Sait-il de quel côté doit pencher la balance ?
Ce n’est pas vers le but que Bayle veut marcher,
C’est l’obstacle qu’il aime, il ne veut que chercher.
Pour toi, coupable auteur d’un ténébreux système,
Qui de tout réuni, formes l’Etre suprême,
Et qui m’éblouissant par tes pompeux discours,
Anéantis ce Dieu dont tu parles toujours ;
Caché dans ton nuage, impénétrable asile,
A l’abri de mes coups, tu peux rester tranquille,
Qu’à sonder l’épaisseur de ton obscurité
Tes hardis sectateurs mettent leur vanité,
Et jaloux d’un honneur où je n’ose prétendre,
Se disputent entre eux la gloire de t’entendre.
Le déiste du moins me parle sans détours :
Content de sa raison qu’il me vante toujours,
Elle seule est son guide ; il marche à sa lumière.
Ouvre les yeux, ingrat, connais la toute entière.
Cette même raison m’éclaire comme toi :
Tu la verras bientôt me conduire à la foi.
Au jour dont j’ai besoin elle-même m’appelle,
Et m’apprend à chercher un guide meilleur qu’elle.
D’une religion je lui dois le désir :
C’est avec elle encor que je vais la choisir.

Collection: 
1712

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