Un verger de Mytilène, vers la fin d’un après-midi d’été.
Les vignes, chargées de grappes, se déroulent jusqu’à la
mer. Le soleil brûle.
Au lever du rideau, Eranna tire quelques sons du paktis,
mais ses mains retombent. Epuisée par la chaleur, elle parle
d’une voix faible.
SCENE PREMIERE
Eranna, reposant le paktis contre un tronc d’olivier.
O vierges, le soleil est à son apogée.
Maître implacable, il règne et pèse sur l’Egée.
Je suis lasse et ne sais plus tirer du paktis
L’ode à l’Aphrodita ni l’hymne à l’Adonis.
Atthis, s’éventant avec effort
Tu nous brûles, soleil !
Dika
O soleil, tu nous brûles !
Damophyla
Vers le soir tombera la paix des crépuscules,
Il le faut espérer enfin, car nous souffrons
De ce pesant soleil abattu sur nos fronts.
Euneika
Voici que monte, ainsi qu’un éclat de cymbales,
Infatigablement le long cri des cigales.
Gurinno
Grandement fatigués par l’été desséchant,
Les bergers sur la route ont suspendu leur chant.
Eranna
Puisque le dur soleil est le maître des choses,
Se tournant vers Dika
Tissons, Dika, les brins de fenouil et les roses,
Toi qui seule entre nous sais parer les autels…
Atthis
L’Aphrodita sourit aux fleurs que tu lui donnes
Et tes guirlandes sont chères aux Immortels.
Eranna
De tes très tendres mains tresse-leur des couronnes,
Dans ce verger, si doux à l’abri du soleil,
Où des feuillages tombe et coule le sommeil.
Au loin se répandait un thrène de voix basses.
SCENE II
Une voyageuse, les vêtements couverts de poussière
entre, timide, hésitante et regardant autour d’elle.
Atthis
Une étrangère approche à pas lents.
Eranna
Elle est belle.
Dika
Ses yeux ont le regard jeune et fier des vainqueurs.
Damophyla
La nouvelle venue est digne de nos chœurs…
Atthis
Elle s’approche, lente et lasse.
Eranna
Allons vers elle.
Se levant et s’approchant de l’étrangère
Toi qui viens à travers les vignes de l’été,
Réjouis-toi de ta jeunesse et ta beauté !
Et que, reconnaissant le rythme aux strictes lois,
Le sarbitos docile obéisse à tes doigts
Imprégnés de fenouil, de roses et de menthe.
Avec un intérêt croissant
Tes voiles sont de pourpre et tes parfums sont doux.
Vierge pareille aux fleurs, que cherches-tu de nous ?
L’étrangère
Je porte le salut de ma ville natale
A Psappha de Lesbos, illustre par ses chants.
Eranna
Salut ! Ici le cri strident de la cigale
S’adoucit, plus lointain, sous les rameaux penchants,
Et le repos est doux sur une couche molle.
Nos chœurs alterneront le chant et la parole
Pour te plaire et la brise est plus aimable ici.
'Dika, apportant à la voyageuse une amphore et une coupe
Il n’est rien de plus doux que l’eau fraîche. Voici
L’eau de la source pure au flanc de la montagne.
Gurinno
Je t’apporte un rayon de miel, ô ma compagne !
Plus frais que le nectar et plus doré que l’or.
Damophyla
Console ta fatigue, allonge ta paresse
Dans ce verger où de beaux chants ont pris l’essor
Plus rapides que les oiseaux de la Déesse.
Mégara
Veux-tu, pour rafraîchir ton front las, un coussin
D’un travail de Lydie aux couleurs délicates ?
Dika
Et veux-tu des iris plus beaux sur un beau sein ?
Télésippa
Voici du mélilot.
Euneika
Voici des aromates.
Voici des fruits dorés ;
Eranna, détachant le paktis d’un geste solennel
Et voici le paktis
Qui célèbre l’hymen et pleure l’Adonis.
On le suspend devant l’autel aux jours de fête.
Plus doux que le sommeil, plus fort que la tempête,
Lui seul calme le front de l’Eros irrité.
Il se répand sur la montagne et sur la berge
Et fait frémir de joie et d’orgueil la cité.
Le voici… Chante-nous avec son aide, ô vierge !
Les hymnes rituels de ton pays lointain
Qui pleurent une mort ou comblent un festin.
L’étrangère
Plus tard je chanterai pour vous plaire, ô très belles !…
Je suis lasse d’avoir erré… Mais grâce aux Dieux
Je me repose enfin parmi vos chœurs heureux.
Une pause
Parlez-moi de Psappha, mes compagnes nouvelles ;
Dites-moi ce que sont ses cheveux et ses yeux,
Afin qu’en vieillissant je bénisse les Dieux
D’avoir cueilli la fleur de ses grâces… J’écoute,
Tel un pâtre lassé par l’ardeur de la route
Se réjouit du bruit des feuilles et de l’eau.
Avec une curiosité brûlante
Elle est ardente et jeune et son visage est beau ?
Dika
Ses cheveux sont plus noirs encore que l’aile ombreuse
De la nuit noire.
Atthis
Et son langage est lent et doux,
Car elle parle ainsi qu’une triste amoureuse.
'Gurinno, interrompant
Tout ce qui l’environne est lumineux et doux,
Les étoiles, autour de la lune divine,
Voilent leur clair visage alors qu’elle illumine
La terre… Ainsi paraît celle-là parmi nous.
Son front est couronné de graves violettes.
Gorgo
Elle prête sa voix aux Déesses muettes.
Dika
Je dirai ses yeux bleus, comparables à l’eau.
Mégara
Moi je comparerai très bien à l’arbrisseau
Jeune et souple son corps virginal…
Eranna
A quoi puis-je
Comparer cette voix très glorieuse, orgueil
De Piéria dont le doux Lesbos est le seuil,
Et qui charme le cœur de ceux qu’Eros afflige ?
Beaucoup plus mélodieuse que ce paktis
Qu’Hermès tira de la tortue au temps jadis,
Et que le messager du printemps, immortelle
Comme eux-mêmes, elle a chanté devant les Dieux.
La persuasion s’étonne devant elle…
Après une légère pause
Et que dirai-je encor de la voix éternelle ?
Divine et s’élevant à la hauteur des cieux,
Dédaignant la louange ou le blâme des hommes,
Elle résonne, et nous, les chants jeunes, nous sommes,
Selon sa volonté, tourmentés ou joyeux.
Parfois elle caresse, et parfois se courrouce,
Et parfois se lamente, au hasard du mélos.
Elle est incomparable…
L’étrangère, se tournant vers Eranna
O vierge à la voix douce,
Quel est ton nom ?
Eranna
Je suis Eranna de Télos.
L’étrangère
O toi dans ses beaux chœurs l’unique et la première !
« Désormais une vierge aussi sage que toi,
Dit-elle, en aucun cas ne verra la lumière… »
Et ces mots très lointains sont venus jusqu’à moi…
Se rapprochant d’Eranna
Vierge, demeure ainsi, debout et face à face,
Dévoilant la douceur qui sourit dans tes yeux.
Chère à Psappha, chère à Lesbos et chère aux Dieux,
Fleuris dans ta splendeur, ô gloire de ta race !
Eranna
Les mots que tu me dis sont bienveillants et doux…
Avec une humilité altière
Le désir de Psappha me rendit glorieuse.
Quelqu’un, dans l’avenir, se souviendra de nous,
Je le crois…
L’étrangère
Réjouis ton cher cœur d’orgueilleuse !
Car ton nom sera grand dans l’avenir lointain,
Puisque tu t’es mêlée aux chœurs blonds des Piérides.
Tu joignis au laurier le fenouil et le thym
Et doux est ton labeur, ô vierge aux yeux limpides !
Ce très noble labeur, noblement accompli !
Le sort des chants obscurs entassés dans l’oubli
N’est pas le tien. Salut !
Eranna
Si je suis éternelle,
Si mon laurier naissant grandit et triompha,
C’est qu’il fleurit à l’ombre illustre de Psappha
Et mon éternité splendide me vient d’elle.
Mais, vous toutes sur qui tomba son beau regard,
Dites à l’étrangère, ô belles ! votre part
Dans la gloire de la Poétesse divine
Et vos beaux noms.
Euneika
Je vins jadis de Salamine
Et je suis Euneika.
Gorgo
Moi, Gorgo.
Dika
Moi, Dika.
Atthis
Je suis la bienheureuse Atthis qu’elle invoqua
Lorsque la douce lune illuminait la terre.
Se tournant vers l’Etrangère
Te souvient-il, toi que l’amour d’elle conduit
Vers nous ? Elle chantait : « Il est plus de minuit,
O belle ! l’heure passe et je dors solitaire… »
Eranna
Très désirable Atthis, vierge à la douce voix
Qu’Apollon attentif a lui-même écoutée !
Redis avec orgueil que Psappha t’a chantée
Alors qu’elle t’aimait aux longs jours d’autrefois.
Gurinno, pâle encor de ta vaine tendresse,
Et Gorgo, qui la rassasias pleinement,
Toi dont elle vanta le savoir et l’adresse,
Louez les Dieux de ce qu’elle fut votre amant !
Dites que ses beaux chants vous firent éternelles,
Que celle qui chanta votre aimable pâleur,
Votre forme pareille aux lys d’or, ô très belles !
Ayant connu le lit d’azur des Immortelles
Le quitta pour l’amour de vos bouches en leur,
Qu’elle chanta ses chants pareils à la colère
Du vent sur la montagne en l’espoir de vous plaire.
Se tournant vers Damophyla
Damophyla, dis à celle qui vient vers nous
Apportant le salut de sa ville avec elle,
Que ton chant, composé sur le divin modèle,
Honora l’Artémis aux traits cruels et doux,
Et que tu célébras ses flèches sur les berges,
L’ombre de ses forêts, le beau chœur de ses vierges,
Toi-même étant promise à la virginité.
Damophyla, se tournant vers l’Etrangère
Salut !
L’étrangère
Réjouis-toi jusqu’à l’éternité,
O gracieuse, et que ton doux nom soit chanté !
Que ta gloire traverse, à la nage, l’espace
Du Fleuve, traversant le vaste flot des morts !
Car toujours tu gardas le souci des accords,
Des choses nobles et belles, et de ta race.
Se tournant vers le chœur
Vierges, grâce à l’Eros et grâce aux beaux travaux
Que fit pour vous Psappha, vous êtes glorieuses.
Eranna
Voyez, ô chœur sacré des belles amoureuses !
Le soir descend sur les oliviers et les eaux.
L’étrangère
Salut au soir, dont la lumière d’hyacinthe
Ne blesse point les yeux !…
Eranna
Vers la montagne éteinte
S’entoure d’ombre ainsi que d’un long voile noir.
Damophyla
C’est l’heure où les troupeaux retournent vers l’étable
Et les bergers vers le foyer et vers la table.
Mégara
L’enfant lasse revient vers la mère.
L’étrangère
O doux soir,
Tendre soir, fils de Zeus !
Eranna
O soir, ô vénérable !
Toi qui fais oublier le dur labeur du jour,
Ramène-nous vers le festin et vers l’amour
Et rallume la torche et prépare la table !
Gurinno
Voici que se prépare enfin la belle nuit,
Entre des bras très blancs qu’elle nous soit doublée !
Eranna, se tournant vers l’autel de l’Aphrodita
J’invoque la Déesse en mon âme troublée,
Celle qui triomphe à l’approche de la nuit,
Celle qui sait tisser les trames de la ruse !
Damophyla
Qu’elle amène vers moi la belle qui me fuit,
Que je veux attirer, qui raille et qui refuse
Mes présents… Qu’elle vienne encore maintenant
Vers mon constant amour ! Que je sois délivrée
De mes cruels soucis !
Atthis
Qu’elle me soit livrée
Cœur et corps, celle qui me traite injustement,
Celle qui me trahit et me dompte, qui brise
Mon âme même par la détresse et méprise
Ma beauté pour un être inférieur et vil !
Eranna
Reçois, fille de Zeus, Déesse au cœur subtil,
Répandu sur ton cher autel, ce lait de chèvres,
Et ce miel, et ce vin qui ressemble au nectar.
Si jamais ton doux nom a fleuri sur nos lèvres,
Viens parmi nous, ayant attelé ton beau char !
On entend au dehors une lamentation orientale, terrible et prolongée
C’est la voix de Psappha, qui pleure et lamente…
Se tournant vers l’autel
Déesse, souviens-toi de Psappha
Gorgo
Sois clémente !
La terrible lamentation se prolonge
Eranna
O vierges, déchirez vos tuniques de lin.
Car Psappha meurt… L’Eros a fondu sur son âme.
Atthis
Comparable au tonnerre est le courroux divin.
Eranna
Comparable à l’éclair est sa terrible flamme.
Atthis
L’amour parle à travers un songe.
Gurinno
L’amour ment.
Gorgo, sans l’entendre
L’amour n’est pas heureux.
Dika
L’amour n’est pas clément.
Eranna
Prends pitié de nos cœurs tourmentés, ô Déesse !
Lesbos est le plus beau d’entre les beaux autels
Et Psappha t’a louée en des chants éternels.
Kupris, ne courbe point son front sous la détresse !
SCENE III
Psappha entre. Elle est voilée de voiles noirs très épais.
Psappha
L’Eros a brisé mon âme, comme un vent
Des montagnes tord et brise les grands chênes.
Eranna
Ton cœur n’a point pitié des maux que tu déchaînes !
Eros, être fatal, amer et décevant !
Le Chœur
Eros, suprême Eros !
Eranna
De vos lèvres amères,
Amantes, célébrez le tisseur de chimères !
Je maudis ta douceur, Eros cruel et beau !
Le Chœur
Eros !
Eranna
Soudain un feu subtil court sur ma peau,
Je voudrais te louer, mais ma langue est brisée.
Le Chœur
Eros !
Eranna
Un tremblement m’agite toute…
Le Chœur
Eros !
Psappha sort lentement
L’étrangère
Elle s’en va vers toi qui guéris et consoles,
Pâle Perséphona !
Eranna
Je n’ai plus de paroles.
L’ombre de la douleur s’empare de mes yeux.
Hadès est fort, et vous êtes jaloux, ô Dieux !
Damophyla
Vierges, n’invoquons plus l’irritable Déesse
Qui se plaît à dompter nos cœurs par la détresse.
Elle est différente, aveugle, ingrate…
Eranna, se relevant
O toi
Qui railles la pitié, la justice et la foi,
Aphrodita changeante, implacable Immortelle
Tu jaillis de la mer, périlleuse comme elle.
La vague sous tes pas se brisait en sanglots.
Amère, tu surgis des profondeurs amères,
Apportant dans tes mains l’angoisse et les chimères,
Ondoyante et perfide, en tout semblable aux flots.
Sur ces dernières paroles, une messagère entre, essoufflée, très pâle
La messagère
O vierges, elle expire à l’ombre de Leucade !
Réunissez vos chœurs… O lamentation
Sur Psappha, sur Lesbos, sur nous et sur Leucade !
Chantant avec fureur son invocation,
Et sanglotant ainsi que rit une Ménade,
Elle atteignit la roche et se précipita.
Le Chœur
O lamentation !
Quelques-unes, très bas
Eros !
D’autres, plus bas encore
Aphrodita !
Elles se prosternent, le front dans la poussière
Damophyla
Psappha la délicate a subi la colère
Des Dieux qui, souriants, poursuivent leur dessein.
Déchirez vos péplos et frappez votre sein,
O vierges !
Eranna
Elle expire et que pouvons-nous faire ?
Coupez vos beaux cheveux en leur force…
Le Chœur
O Psappha !
Damophyla
O toi dont le laurier grandit et triompha
Parmi nous, se peut-il que tu meures, Psappha !
O toi que nous aimions, ô l’illustre, ô Psappha !
L’étrangère
Se levant soudain au milieu du chœur prosterné
Vierges, souvenez-vous, en vos âmes confuses !
La commune douleur sur le commun trépas
Respecte la maison des serviteurs des Muses,
Cette auguste maison où le deuil n’entre pas.
Ne pleurez plus ! Ceignez vos jeunes fronts de roses,
De celles-là qui sont heureusement écloses,
Et la douleur n’ayant point fait baisser vos yeux,
Chantez comme l’on chante en la maison des Dieux !
Les vierges, obéissant à l’ordre, ceignent leurs fronts de roses tressées,
de laurier et de thym et ressaisissent leurs paktis. Le rideau tombe.