À Beethoven

 
Quand des sommets glacés, où l’Hécla solitaire
Ouvre en vaste entonnoir son effrayant cratère,
Soupirail d’un enfer morne et silencieux,
L’Ouragan, escorté de ses sœurs les Tempêtes,
Vers l’azur qui s’ébranle aux voix de leurs cent têtes,
Reprend son vol audacieux ;

Sous ses ailes vibrant à ses noires épaules,
De l’aurore au couchant, de l’équateur aux pôles,
Le ciel que le tonnerre emplit de sourds appels,
Les fuyants, horizons du globe qui tressaille
Et des Ilots mugissant, ainsi qu’une bataille
Au sein des profonds archipels,

Tout l’espace est à lui ; — les continents énormes,
Les villes dont la brume estompe au loin les formes,
Les déserts étalant leur sauvage beauté,
Cimes et profondeurs, vallon, montagne et plaine,
Sombres forêts courbant leurs fronts sous son haleine,
Tout reconnaît sa royauté.

La foudre le précède, et les vagues marines,
Hurlant comme une foule aux cent mille poitrines,
Lorsqu’un triomphateur entre dans la cité,
En concert formidable acclamant son passage,
De leurs clameurs tonnant de rivage eu rivage
Font retentir l’immensité.

S’il en prend fantaisie à sa course homérique,
D’un seul coup d’aile il va d’Europe en Amérique,
Et l’Islande sauvage, où partit sou élan,
Du bruit de son essor tremble encore et résonne,
Que déjà sous son vol en tumulte frissonne
Toute la mer de Magellan.

Quand repliant alors sa puissante envergure,
Dans les rougeurs du soir, sur quelque rive obscure,
Il finit, triomphant, son glorieux chemin,
L’Océan à ses pieds secouant sa crinière,
Comme un lion soumis devant le belluaire,
Soupire et vient lécher sa main.
 
Les miasmes ont fui, balayés par son aile ;
L’air embaumé murmure, et la nuit solennelle,
Dans le ciel rajeuni, chastement dévoilé,
Guidant les matelots qui voguent sur les ondes,
Fait reluire à leurs yeux de clartés plus profondes
L’azur de son dôme étoile.

Ainsi, quand dans l’essaim de tes neuf Symphonies,
O Beethoven, Orphée au front mystérieux,
L’une ou l’autre, épandant ses larges harmonies,
Gigantesque alouette, est envolée aux cieux ;
Quand l’éclatant prodige aux ailes colossales
De sa voix titanique émerveille nos salles,
Faisant vibrer sous lui, d’un vol impétueux,
L’orchestre qui déborde en bruits majestueux,
Comme à ce roi des airs les gouffres et les cimes,
L’âme humaine est à toi, l’âme et tous ses abîmes ;
L’âme humaine ! — océan plus sombre que celui
Qui bouillonne à nos yeux sous la foudre qui luit,
Plus hérissé d’écueils, plus semé de naufrages
Que l’autre dans son lit n’a de flots et d’orages !
Dans ce domaine obscur, par tous interrogé,
Nul regard plus avant que le tien n’a plongé ;
Jamais aucun sondeur n’a dans cette eau profonde,
Si loin que tu l’as fait, laissé filer la sonde ;
Nul bras, comme le tien, scruté d’un tel flambeau
Les ombres du secret gardé par le tombeau,
Que l’inflexible loi du destin qui nous mène
Défend de pénétrer à la sagesse humaine.
Et jamais autre voix n’en saurait raconter
Ce que la tienne en put nous dépeindre et chanter ;
Oh ! les divins instants que l’on savoure, extase
Ineffable, bonheur que l’on boit à plein vase,
Quand les effluves d’or de tes créations
Se répandent sur nous, riches d’émotions,
Et nous parlent, ainsi qu’aux plages effarées
Les flots tumultueux des superbes marées !
Tout ce que le silence au plus profond de nous
Enveloppe de grand, de terrible et de doux :
Les essaims fugitifs de brumeuses pensées,
Visions de la nuit par l’aurore effacées,
Les aspirations vers un ciel inconnu,
Monde mystérieux dans nos seins contenu,
Souvenir, espérance et vague nostalgie.
Soudain tout se réveille au coups de ta magie.
Tout se met à vibrer ; — en soubresauts nerveux
L’enthousiasme ardent fait dresser nos cheveux ;
Un lointain paradis luit dans un crépuscule ;
Une fièvre divine en nos veines circule ;
De tendresse et d’horreur nous frémissons, — nos yeux
S’emplissent par degrés de pleurs délicieux,
Et notre esprit, nos sens que ta musique enivre.
Tout ce qui vit en nous, doublement se sent vivre !
— Oui ! lorsque traduisant ton génie inspiré,
Pythonisse debout sur le trépied sacré,
De ses plus beaux concerts ta Muse nous régale,
C’est une volupté qui n’a point son égale,
D’ouvrir, au gré des vents soufflant de toutes parts,
Son âme à tous les bruits dans l’univers épars,
A toutes les rumeurs sombres ou triomphales,
Aux souffles des zéphyrs, aux souffles des rafales.
Avec leurs mille accents, éplorés ou joyeux.
Venant des profondeurs ou venant des hauts lieux.
Et d’entendre à la fois, se déroulant ensemble,
Comme deux vastes mers qu’un même lit rassemble,
Dans un hymne de gloire et de fraternité,
Les voix de la Nature et de l’Humanité !
— Aussi, vienne un des jours, trop rares dans la vie,
Où quelque ville en fête à tes chants nous convie,
Tous ceux dont l’idéal, en ce siècle moqueur.
Echauffe encor la tête et tait battre le cœur.
Tous accourent en foule, et dédaignant le monde,
Loin du théâtre obscène, où la Venus immonde
Epoumone à grands cris plus d’un vil histrion,
Assiègent ton festin, ô noble amphytrion ;
Car la table est royale, et c’est, ô maître auguste,
Le vin des forts, du vrai nectar qu’on y déguste.
Que l’on boit à longs traits, et dont l’ivresse en feu
Nous enlève à la terre et fait de l’homme un dieu !


O musique, pouvoir inexpliqué, mystère
Que la science en vain scrute d’un œil austère ;
Langue où le verbe cesse, où commence le cri
Du gouffre que nul mot n’articule et n’écrit ;
Rendez-vous merveilleux où convergent dans l’ombre
L’espace avec le temps, la forme avec le nombre,
Et traduits en accords de leur mélange issus,
Se pénétrant l’un l’autre en magiques tissus,
Comme les flots couvrant les sables de la grève,
Laissent apercevoir le réel sous le rêve !
Fleuve au large murmure, où cent peuples divers
Viennent se retrouver des bouts de l’univers.
Et que chaque homme ému jusqu’au fond de son être,
Aussitôt qu’il l’entend, comprend sans le connaître !
— Par quel rapport étrange et quel chemin subtil,
Par quelle loi secrète, un tel accord fait-il,
Eveillant mille échos dans nos fibres intimes,
Chanter et résonner la joie aux cris sublimes,
Et tel autre en sanglots éclater la douleur ?
Et d’où vient que le son, comme aux yeux la couleur,
En détours inconnus arrivant par l’oreille,
Sait parler à l’esprit une langue pareille ?
Si bien que nous voyons, lorsqu’en flots écumants
L’orchestre ouvre l’écluse à tous ses instruments,
Apparaître tantôt des ligures rieuses,
Tantôt des visions graves et sérieuses !
— Dans le scherzo badin le plaisir fugitif
Secouant ses grelots, et, d’un rythme furtif.
Amenant après lui la folie et sa danse,
Et les masques joyeux sautillant en cadence ;
Et le sarcasme, fifre au rire étincelant,
Qui sait punir les sots, et, comme un fouet sifflant,
Sur le dos des bassons qu’en jouant il étrille,
Faire claquer l’arpège et rebondir le trille ;
Et la plaisanterie, avec ses gais propos,
Où la verve déborde, où le chœur des pipeaux,
Des flûtes, des haut bois, des violons alterne
Avec les cors profonds grondant d’un air paterne !
— Puis, dans l’adagio plaintif et solennel.
Le regret, le chagrin et le pleur éternel ;
— De ses doigts convulsifs, le désespoir livide
Se cramponnant aux bords du gouffre où luit le vide ;
— L’amour doux et cruel, maître du cœur humain ;
Ange d’Eden qu’un jour on rencontre en chemin,
Nous offrant quelques fleurs du jardin de délices,
Pour nos larmes d’exil entr’ouvrant leurs calices !
— Et vous, désirs trompés aux sourires amers.
Plongeurs, qui n’apportez du gouffre obscur des mers.
Sans la perle ou la coupe aux promesses divines,
Qu’un peu de sable pris au fond de ses ravines !
— Dans un coin, à l’écart, la haine aux yeux ardents,
Qui rêve la vengeance et qui grince des dents ;
— Puis, d’un sourire en pleurs consolant la souffrance,
Montrant du doigt les cieux, l’immortelle Espérance ;
— Ici de blancs essaims d’Archanges radieux,
Et là des groupes noirs de monstres odieux :
Des goules vomissant, avec des bruits d’orage,
Et la pluie et la grêle et la foudre et la rage :
La forêt ténébreuse où, dans l’horreur du soir,
Le passant croit entendre, ayant peur de s’asseoir.
A travers le taillis du hallier qui murmure,
Les pas mystérieux du stryge et du lémure !
— Puis encor les tyrans, les martyrs, les héros,
Et la procession sinistre des bourreaux ;
Et les veuves en deuil, les plaintives amantes,
Et les traîtres cachant des poignards sous leurs mantes ;
Aux sons des harpes d’or, ou des lyres de fer,
Montant au ciel, ou bien descendant à l’enfer ;
— Tous avec leurs discours, leurs gestes, leurs visages,
Leurs crimes, leurs exploits, posant pour tous les âges,
Dont les hommes futurs, ô sublime Louis,
Comme nous, devant eux resteront éblouis ;
— Tous vivants, immortels ; par ton souffle olympique
Doués d’une existence idéale et typique ;
Par ta main de géant d’un tel cachet frappés,
Qu’en des traits plus saillants, plus justement drapés,
Ceux-ci marqués d’opprobre et ceux-là de l’étoile,
Un peintre ne pourrait les fixer sur la toile !
— O prodige inouï ! le maître souverain,
Faisant parler les bois, les cordes et l’airain,
Par son art formidable arrive à tel prestige
Que l’esprit s’épouvante, et, saisi de vertige,
Eperdu, s’interroge, et doute par instant
Si par l’oreille émue il voit, ou s’il entend !


Heureux, trois fois heureux ! dira-t-on, le génie
Qui trouve au fond de soi ces trésors d’harmonie,
Et fait, par mille accords de voix et d’instruments,
Eclater tout un peuple en applaudissements,
Mieux qu’aux temps orageux, dans Rome ou dans Athènes,
L’éloquent Cicéron, le puissant Démosthènes ;
Mieux qu’un tragédien qui nous montre vivant,
Par son air, sa parole et par son jeu savant,
Un des types sortis des mains du grand Shakspeare ;
Jamais triomphateur, au faîte de l’empire
Majestueusement traîné par huit chevaux,
Jamais poète illustre, au milieu des bravos,
Le laurier sur le front ainsi qu’une auréole,
Descendant à pas lents du haut du Capitole.
N’ont d’une multitude en pompeux appareil
Goûté d’enthousiasme à celui-là pareil :
Un tel enivrement touche à l’apothéose ;
L’homme s’évanouit ; le maître grandiose
Apparaît, ceint d’éclairs, dans un nimbe sacré,
Et plus d’un jeune artiste au regard inspiré
Qui cherche encor sa voie, avec un œil d’envie
Contemple son image. — A-t-il fouillé sa vie ?
— Sur les marches du trône où siège, radieux,
Ce César, empereur parmi les demi-dieux,
Voit-il encor percer l’ancien débris des claies ?
Sous son manteau de pourpre a-t-il compté ses plaies ?
A-t-il vu, l’entravant dans ses jeunes travaux,
L’infâme chausse-trape, où d’impuissants rivaux
Ont fait, à ses débuts, choir avec des huées
Son jeune esprit prenant son vol vers les nuées ?
L’a-t-il, comme un Sisyphe, ardent à s’approcher
Des fiers sommets de l’Art, vu rouler son rocher,
Dévorant en secret la plus sombre torture
Que puisse a l’être humain infliger la nature ?
A-t-il, pendant les nuits de décembre, assisté
Aux lamentations de son cœur attristé,
Quand plus rien désormais ne pouvait sur la terre
Consoler l’abandon de ce grand solitaire ?
— Regardez cette bouche, aujourd’hui dans l’or fin
Savourant l’ambroisie et le nectar sans fin ;
Sur ce coin ironique où la lèvre se plisse
On lit le souvenir enfiellé du calice ;
Ces yeux d’aigle ont pleuré, consternés par l’affront,
Les pleurs du désespoir, et sur ce noble front,
Sous le laurier vainqueur du vol et des rapines
On pourrait retrouver la trace des épines !

O malheur ! Jusqu’au fond noir poison consommé !
Dans le martyrologe ô supplice innommé !
Hideux raffinement du sort, rançon fatale
A faire frissonner Ixion et Tantale !
Dans l’empire des Sons ce maître illimité
Fut en son plein Zénith frappé dé surdité !...
— Est-ce qu’on s’imagine, ô tourment exécrable,
Entre son œuvre et lui ce mur inexorable ?
Par ce rempart d’airain, qu’il ne franchira plus,
De sa création ce dieu lui-même exclus ?
Est-ce qu’on se figure, au milieu d’un musée,
Rubens, roi des couleurs, dont la prunelle usée
Cherche en vain, à travers un brouillard odieux,
Ses grands tableaux, Kermesse immortelle des yeux ?
Ou Michel Ange aveugle et penché vers la tombe,
Une dernière fois, à l’heure où le jour tombe,
Conduit dans la Sixtine ou dans Saint Pierre, et là,
Navré de ne plus voir ces murailles qu’il a
D’innombrables splendeurs autrefois revêtues,
Dans l’ombre en sanglotant tâtonnant ses statues ?
Lui, l’aède suprême, à la beauté des cieux
Il lui restait encor d’assister par les yeux ;
Ce visible univers, dont il était le mage,
Avec son âme encor conversait en image,
Mais il ne vivait plus, pour ses chants à venir,
Dans le monde des sons que par le souvenir.

Sur la rive, où des flots du Danube arrosée,
Vienne sourit, charmante , au sein d’un Elysée,
Les beaux jours de printemps ou d’été, grave et seul,
De son affreux malheur secouant le linceul,
Il sortait. — O vallons, jardins, pentes fleuries,
Aspect sauvage et doux des fuyantes prairies,
Abîme ensoleillé du magique lointain
Ouvrant ses portes d’or, quand le vent du matin
Découvrant devant lui l’immense paysage,
De bonheur et d’amour éclairait son visage !
Paradis encadré de coteaux onduleux
Que le fleuve ébloui baignait de ses flots bleus.
Ourlant dans le soleil d’un bord de pierreries,
Comme un manteau royal, leurs vertes draperies !
Molles senteurs des prés, acres parfums des monts,
Dont l’air pur à grands flots inondait ses poumons,
Forêt, chênes touffus dont jadis les ramures
Epandaient sur son front tant de profonds murmures,
Tant de concerts d’oiseaux, et, dans l’ombre entendus,
Des bruits si doux, pour lui sans plus d’espoir perdus !
Frais viviers où glissait une brise plaintive
Qu’il semblait écouter d’une oreille attentive,
Et qu’il accompagnait, ivre de renouveau,
Des longs accords vibrant tout bas dans son cerveau !
Clairière au fond des bois, où sortaient des ravines.
Le saluant en chœur, des figures divines,
Qui, sur l’herbe imprimant leurs pas mystérieux,
Fuyaient dans la lumière en lui montrant les cieux ;
Halliers profonds, rochers muets, grottes furtives,
Riants taillis, sentiers aux mille perspectives,
Jeux de lumière et d’ombre épars sur le gazon,
Chatoyantes couleurs, grâces de l’horizon,
Oh ! comme il savourait d’une extase enivrée
Tes beautés, ô Nature, et, l’oreille sevrée
De ta voix vers laquelle il s’inclinait en vain,
Plus tendre amant, buvait ton sourire divin !
Comme il songeait ! — suivant de regards idolâtres
La bergère au milieu de ses agneaux folâtres,
Et sur les verts étangs bordés de frais roseaux.
Les grands cygnes neigeux, fleurs nageantes des eaux !
Et les bruns moissonneurs à l’œil fier, dont les bustes
Dominaient les poitrails des étalons robustes,
Et sur les chars faisant ployer leurs lourds essieux.
Assises, les pieds nus, en essaims gracieux,
Les glaneuses riant parmi les gerbes blondes
De sentir les cahots des ornières profondes !
O champêtres douceurs, Joie immense des champs !
Près d’un humble ruisseau, sous des rameaux penchants,
Comme il oubliait tout, même son infortune,
Loin du fourmillement de la foule importune,
Heureux de fuir la ville et son brumeux séjour.
Au milieu des parfums et des splendeurs du jour !

Puis, à l’heure où le soir, envahissant les mies,
Fait naître en nous la soif des choses inconnues.
Comme il se recueillait, tout pensif, regardant
Les voiles qu’emportait le fleuve, et l’Occident,
Gigantesque bûcher plein de flamme et de cendre,
Où comme un roi mourant le jour allait descendre !

Rentré chez lui, bientôt, devant quelques amis,
Groupe vaillant et sûr, dans sa demeure admis,
Tel qu’un peintre à sa toile, épris de son modèle,
Rêveur, il s’asseyait à son piano fidèle. —
— Les visions du jour, sous son crâne inspiré,
Panorama chantant revivant par degré,
Comme un vin généreux des raisins mûrs qu’on foule,
En hymnes éclatants de lui sortaient en foule,
Et du clavier sonore, où palpitaient ses mains,
À pleins bords jaillissaient des accents surhumains ;
Par son art magistral les phrases cadencées,
Oiseaux de paradis, traduisaient ses pensées,
Et de leurs ailes d’or les ombres par instants
Venaient se refléter aux fronts des assistants ;
Selon qu’il célébrait la douleur ou la joie,
La tempête sinistre ou l’aube qui rougeoie,
De ses chants, tour à tour sombres ou pleins d’attraits
Les visibles échos se peignaient sur leurs traits.
De plus près ses amis, retenant leurs haleines,
L’entouraient, — et, pareils à des urnes trop pleines,
Par son puissant génie enlevés jusqu’aux cieux,
Epanchaient leur extase en pleurs silencieux.
Sur les touches d’ivoire alors ses mains moins vives
Ralentissaient leur jeu splendide, — ses convives
Tout-à-coup le voyaient pâlir, son œil profond,
Tout plein de désespoir, se fixer au plafond,
Et ses bras dans le vide en frissonnant s’étendre
Vers une ombre qu’en vain il s’efforçait d’entendre !

Adieu la Mélodie ! adieu pour tout jamais
Ta Muse aux blonds cheveux, qui de ses blancs sommets
Descendait sur ton cœur, prophétesse ravie,
Et fascinait ton âme, et faisait de ta vie
Un tissu radieux de longs enchantements !
Adieu, mer d’Harmonie où, comme deux amants
Vous tenant embrassés, l’orchestre des abîmes
Vous emparadisait parmi les Kéroubimes !
Au milieu des accords séraphiques des flots
Adieu sa voix céleste unie à tes sanglots,
Et sous sa bouche en fleur la tienne extasiée.
De ses baisers mielleux jamais rassassiée !
Adieu ! pour un mortel ton sort était trop beau !
N’espère son retour qu’au delà du tombeau !
— Ecce homo ! — vivant, descends dans l’ossuaire,
En guise de manteau drape toi d’un suaire,
Et poursuis, couronné d’épines, dans ta main
Un sceptre de roseau, ton lugubre chemin !
Prends ta croix, suis le Christ dans sa route sévère !
Ta résurrection n’est qu’au prix du Calvaire.
Résigne toi, subis la loi du noir destin !
En plein midi frappé vois Mozart qui s’éteint ;
Tous les deux sur nos fronts, perçant nos nuits obscures,
Désormais vous brillez, immortels Dioscures ;
Mais avant de surgir dans les cieux étoiles.
Par l’aile d’Azrael à votre insu voilés,
Vous avez composé pour vos propres Ténèbres,
Lui, son grand Requiem, toi, tes marches funèbres !
Tout génie est martyr ; — accablé de douleurs,
C’est dans son propre sang arrosé de ses pleurs
Que la gloire, vengeant l’outrage et l’anathème.
De l’immortalité lui donne le baptême.

— N’importe ! il faut qu’il marche, il a sa mission ;
En avant à Florence, en avant à Sion,
Toi, de l’exil aux pieds traînant la chaîne, ô Dante,
Vengeur terrible, et toi, dont par la braise ardente
L’Esprit sacra la bouche, et que, vivant lambeau,
L’horrible scie en deux mettra dans le tombeau,
Isaie, ô prophète à la voix irritée !
Et toi, chantre géant du titan Prométhée.
Toi qu’Athènes bannit, et que l’Humanité
Inscrit au premier rang dans son droit de cité !
Et toi, par la sottise et la bassesse immonde
Tant bafoué, poète aussi grand que le monde,
Divin Shakspeare ! et toi, Corneille, à qui le prix
Du pain quotidien semblait cher à Paris,
Quand Versailles repu nageait dans les délices !
Forçats sacrés, martyrs, videz vos noirs calices !
Le pélican ne meurt qu’en versant jusqu’au bout
Le pur sang de son cœur, et le Volcan qui bout
Jamais n’éteint le feu dont son enceinte est pleine,
Que le jour où sa lave a fécondé la plaine.
Toi, Maître, quels sommets te fallut-il gravir,
Quel immense ouragan parfois dut te ravir
Loin du monde réel, — quels éclairs de leur flamme
Entrouvrir à tes yeux ces arcanes de l’âme
Où la passion lutte et pleine, aigle ou vautour,
Pour que ton cœur ait pu nous jeter, tour à tour,
Avec cette suave ou terrible harmonie,
Et ces hymnes d’extase et ces cris d’agonie !
Qu’il t’a fallu souffrir, aimer, douter, pleurer,
Dans le silence obscur des nuits désespérer :
Quel effort surhumain, de sueurs solitaires
Dut inonder ton crâne et raidir tes artères.
Dans ta lutte avec l’Ange où plus d’un succomba,
Pour être avec Jacob triomphant du combat,
Pour trouver ces accents de ta grande Neuvième,
Où ton génie altier atteint son vol suprême ;
Concert où l’on entend, comme le bruit des flots,
Gronder, rire, chanter, se plaindre en longs sanglots.
Tout ce qui peut jamais, si grand qu’on la renomme,
S’agiter dans la tête et dans le cœur d’un homme
— Le superbe défi de l’âpre volonté
Foulant d’un pied vainqueur l’obstacle surmonté ;
La noble ambition que le monde humilie :
L’amour qui dans sa coupe enfin trouve la lie,
Et l’ironie au rire amer, masque moqueur
Qu’on met sur son visage, alors qu’au fond du cœur
La chaste illusion pose, belle éplorée,
Et clôt dans le cercueil sa chimère adorée !
Et puis, après l’orgueil au geste menaçant,
Fronçant vers le tonnerre un sourcil impuissant,
La résignation qui, la tête inclinée,
Accepte tes rigueurs, sévère Destinée,
Et, le sourire en pleurs, écartant de la main
Le morne désespoir qui l’accoste en chemin,
Sœur attendrie, aux bras des doux regrets ses frères,
Se console avec eux de tous les vents contraires ;
Mais aussi la révolte indomptable, l’essor
Aquilin du désir qui s’indigne du sort,
Et, dans l’affreux néant plutôt que de descendre,
Ardent Phénix, renaît plus vivant, de sa cendre,
D’un grand vol au soleil remonte épanoui,
Et célèbre, enivré, sur un mode inouï,
Dans la sphère idéale au mal inaccessible,
La Joie, hélas ! la Joie ici bas impossible !
— Cette fille du ciel, inconnue aux humains
Aurait peur de fouler nos lugubres chemins ;
Pas de vin assez pur ne croit sur nos collines
Que boiraient sans frémir ses lèvres sibyllines ;
Pas une fleur sans tache où pourrait se poser
Sans l’acre odeur du sang son lumineux baiser,
Et son aile, fuyant nos discordes sans trêves,
Ose à peine la nuit se risquer dans nos rêves.
Mais, évoquée un jouir par ton frère Schiller,
Tu la vis de si près passer dans un éclair,
Que le nimbe, où sa gloire à nos yeux se dérobe,
Fit tressaillir ton front au contact de sa robe,
Et que ton cœur ému sous son vol de condor
Se mit à résonner comme une harpe d’or.
Tel qu’Orphée, aux accents de sa voix surhumaine,
Sut ravir Eurydice à l’infernal domaine,
Toi, nouveau Prométhée, à ses chastes autels
Tu l’aurais enlevée, et parmi les mortels,
Du ciel avec la terre annonçant l’hyménée,
Tu l’aurais, souriante, en triomphe amenée,
Si l’homme au paradis pouvait rentrer, vivant,
Si l’Archange, debout sur le seuil, glaive au vent,
Sentinelle placée aux abords du mystère,
N’en défendait l’entrée aux enfants de la terre.

Pourtant, maître sublime, aux chants consolateurs.
Titan qui sous tes pieds abaissas des hauteurs
Où l’air à nos poumons devient irrespirable,
De ce divin séjour, qu’un voile impénétrable
Cache à tous les regards, — grâce à toi, parmi nous,
Des échos sont venus qu’on adore à genoux ;
Le croyant les écoute et murmure : j’espère !
La veuve à l’orphelin dit : Dieu reste ton père ;
Et le tyran pâlit ; l’esclave sent le droit
Protester sous ses fers ; le sceptique à l’œil froid,
Tout étonné, tressaille en essuyant ses larmes,
Et l’athée à son tour, lui-même pris d’alarmes,
Entend d’une voix sourde, en son cœur soucieux,
Gémir « le dieu tombé qui se souvient des cieux ».

O chantre sans égal, pic au milieu des cimes,
Où de plus de hauteur l’œil voit le plus d’abîmes,
O poète, ô penseur, noble musicien
Que désormais la terre appellera le sien,
Voilà cette œuvre immense, en sa vaste stature,
Grande, idéale et vraie ainsi que la nature ;
Drame intime, profond, joyeux, plaintif, amer,
Brillant comme l’azur, sombre comme la mer
Et que tu déroulas de ta voix inspirée,
Les pieds dans le chaos, le front dans l’empyrée !

Gloire à toi, gloire à toi ! — comme un arbre ses fruits,
Le monde verra choir les empires détruits,
Et les fiers conquérants suivis de leurs escortes
S’en aller dans la nuit comme des feuilles mortes.
Les siècles passeront ; trônes, lois, mœurs, autels,
Rien ne sera jamais stable chez les mortels.
Avec leurs Panthéons, leurs dômes, leurs portiques,
Fières de surpasser les Ninives antiques,
Si superbes que soient les cités des vivants
Jetant leurs millions de voix aux quatre vents,
Le temps avec son char aux terribles ornières
Les viendra niveler comme des taupinières,
Et sur les noirs débris de leurs entassements
Les autans jongleront avec leurs ossements.
Au bout de leurs destins, malheureux ou prospères,
Les rois iront dormir le sommeil de leurs pères,
Et le bruit de leur nom chaque jour affaibli,
Sans laisser un écho, s’éteindra dans l’oubli.
— Mais toi ; tant qu’ici bas de bonheurs ou de peines
S’agiteront encor des poitrines humaines ;
Tant que le long des bois, l’ombre des soirs charmants
Prêtera son silence à de jeunes amants :
Tant qu’au pied des autels de blanches fiancées
Courberont leurs fronts purs et leurs chastes pensées ;
Tant que sur les genoux des aïeuls triomphants
Sautilleront, joyeux, de beaux groupes d’enfants ;
Tant qu’en habits de deuil des veuves désolées
Regarderont la nuit les voûtes étoilées ;
Tant que des jeunes gens les cœurs pleins de fierté
Battront pour la Justice et pour la Liberté,
Maître tu régneras ! ta majesté sans tache,
Ton fier prestige auquel nulle ombre ne s’attache,
Ton immense magie au charme si puissant,
D’âge en âge toujours iront s’agrandissant.
Grâce au progrès sacré, les sombres multitudes
S’élèveront un jour jusqu’à tes altitudes,
Et les haines d’en bas aux sinistres terreurs,
Et talions d’en haut, rancunes et fureurs.
Eteindront à la lin leurs torches insensées
Dans le Niagara de tes vastes pensées !
 
Oh ! maintenant qu’absous des terrestres soucis,
Vêtu de pourpre et d’or, et sur un trône assis,
Dans l’insondable azur de la clarté sereine
Face à face tu vois la Beauté Souveraine ;
Maintenant qu’au milieu des sphères sans confins,
En écoutant, ravi, le chœur des Séraphins,
Tu sièges, accoudé sur tes Œuvres bénies,
Tranquille et bienheureux, parmi les purs Génies,
Permets moi, chantre obscur, dé suspendre humblement
Ma modeste couronne à ton fier monument !
Car tu m’as consolé dans mes jours de souffrance,
Tes chants de désespoir m’ont rendu l’espérance,
Et j’ai repris courage à ton Gethsémani,
En l’écoutant crier : Lama Sabactani !
Tu m’as rendu ma force, et, sûr du lendemain,
Grâce à toi, je connais désormais mon chemin ;
Mais avant d’y marcher, aux pieds de ton image,
Suzerain, ton vassal dépose son hommage !
Ainsi, lorsqu’au désert la sauvage tribu,
Après que ses chameaux aux fontaines ont bu,
Sort du frais oasis et reprend sa carrière,
Quelque nomade enfant parfois reste en arrière ;
Sur l’écorce de l’arbre où sa tête a dormi,
Pendant qu’au loin soufflait le Simoun ennemi,
Avant que de laisser son ombre hospitalière.
Il grave avec son nom une sainte prière,
Et, bénissant la palme aux divines senteurs
Qui lui versa, la nuit, des rêves en chanteurs,
Le cœur empli de joie il quitte la savane,
Il rejoint à pas lents la grande caravane.

1886

Collection: 
1852

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