Les Jardins - Chant I

 
Le doux printemps revient, et ranime à la fois
Les oiseaux, les zéphirs, et les fleurs, et ma voix.
Pour quel sujet nouveau dois-je monter ma lyre ?
Ah ! lorsque d’un long deuil la terre enfin respire,
Dans les champs, dans les bois, sur les monts d’alentour,
Quand tout rit de bonheur, d’espérance et d’amour,
Qu’un autre ouvre aux grands noms les fastes de la gloire ;
Sur un char foudroyant qu’il place la victoire ;
Que la coupe d’Atrée ensanglante ses mains :
Flore a souri ; ma voix va chanter les jardins.
Je dirai comment l’art, dans de frais paysages,
Dirige l’eau, les fleurs, les gazons, les ombrages.

Toi donc, qui, mariant la grâce et la vigueur,
Sais du chant didactique animer la langueur,
Ô muse ! si jadis, dans les vers de Lucrèce,
Des austères leçons tu polis la rudesse ;
Si par toi, sans flétrir le langage des dieux,
Son rival a chanté le soc laborieux ;
Viens orner un sujet plus riche, plus fertile,
Dont le charme autrefois avait tenté Virgile.
N’empruntons point ici d’ornement étranger ;
Viens, de mes propres fleurs mon front va s’ombrager ;
Et, comme un rayon pur colore un beau nuage,
Des couleurs du sujet je tiendrai mon langage.

L’art innocent et doux que célèbrent mes vers,
Remonte aux plus beaux jours de l’antique univers.
Dès que l’homme eut soumis les champs à la culture,
D’un heureux coin de terre il soigna la parure ;
Et plus près de ses yeux il rangea sous ses lois
Des arbres favoris et des fleurs de son choix.
Du simple Alcinoüs le luxe encor rustique
Décorait un verger. D’un art plus magnifique
Babylone éleva des jardins dans les airs.
Quand Rome au monde entier eut envoyé des fers,
Les vainqueurs, dans des parcs ornés par la victoire,
Allaient calmer leur foudre et reposer leur gloire.
La sagesse autrefois habitait les jardins,
Et d’un air plus riant instruisait les humains :
Et quand les dieux offraient un élysée aux sages,
Était-ce des palais ? C’était de verts bocages ;
C’était des prés fleuris, séjour des doux loisirs,
Où d’une longue paix ils goûtaient les plaisirs.

Ouvrons donc, il est temps, ma carrière nouvelle ;
Philippe m’encourage, et mon sujet m’appelle.

Pour embellir les champs simples dans leurs attraits,
Gardez-vous d’insulter la nature à grands frais.
Ce noble emploi demande un artiste qui pense,
Prodigue de génie, et non pas de dépense.
Moins pompeux qu’élégant, moins décoré que beau,
Un jardin, à mes yeux, est un vaste tableau.
Soyez peintre. Les champs, leurs nuances sans nombre,
Les jets de la lumière, et les masses de l’ombre,
Les heures, les saisons, variant tour à tour
Le cercle de l’année et le cercle du jour,
Et des prés émaillés les riches broderies,
Et des riants coteaux les vertes draperies,
Les arbres, les rochers, et les eaux, et les fleurs,
Ce sont là vos pinceaux, vos toiles, vos couleurs ;
La nature est à vous ; et votre main féconde
Dispose, pour créer, des éléments du monde.

Mais avant de planter, avant que du terrain
Votre bêche imprudente ait entamé le sein,
Pour donner aux jardins une forme plus pure,
Observez, connaissez, imitez la nature.
N’avez-vous pas souvent, aux lieux infréquentés,
Rencontré tout-à-coup ces aspects enchantés
Qui suspendent vos pas, dont l’image chérie
Vous jette en une douce et longue rêverie ?
Saisissez, s’il se peut, leurs traits les plus frappants,
Et des champs apprenez l’art de parer les champs.

Voyez aussi les lieux qu’un goût savant décore.
Dans ces tableaux choisis vous choisirez encore.
Dans sa pompe élégante admirez Chantilli,
De héros en héros, d’âge en âge embelli.
Belœil, tout à la fois magnifique et champêtre,
Chanteloup, fier encor de l’exil de son maître,
Vous plairont tour-à-tour. Tel que ce frais bouton,
Timide avant-coureur de la belle saison,
L’aimable Tivoli, d’une forme nouvelle
Fit le premier en France entrevoir le modèle.
Les Grâces en riant dessinèrent Montreuil.
Maupertuis, Le Désert, Rincy, Limours, Auteuil,
Que dans vos frais sentiers doucement on s’égare !
L’ombre du grand Henri chérit encor Navarre.
Semblable à son auguste et jeune déité,
Trianon joint la grâce avec la majesté.
Pour elle il s’embellit, et s’embellit par elle.

Et toi, d’un prince aimable ô l’asile fidèle !
Dont le nom trop modeste est indigne de toi,
Lieu charmant ! offre-lui tout ce que je lui doi,
Un fortuné loisir, une douce retraite.
Bienfaiteur de mes vers, ainsi que du poète,
C’est lui qui, dans ce choix d’écrivains enchanteurs,
Dans ce jardin paré de poétiques fleurs,
Daigne accueillir ma muse. Ainsi du sein de l’herbe
La violette croît auprès du lys superbe.
Compagnon inconnu de ces hommes fameux,
Ah ! si ma faible voix pouvait chanter comme eux,
Je peindrais tes jardins, le dieu qui les habite,
Les arts et l’amitié qu’il y mène à sa suite.
Beau lieu ! Fais son bonheur. Et moi, si quelque jour,
Grâce à lui, j’embellis un champêtre séjour,
De mon illustre appui j’y placerai l’image.
De mes premières fleurs je veux qu’elle ait l’hommage :
Pour elle je cultive et j’enlace en festons
Le myrte et le laurier, tous deux chers aux Bourbons.
Et si l’ombre, la paix, la liberté m’inspire,
À l’auteur de ces dons je dévouerai ma lyre.

J’ai dit les lieux charmants que l’art peut imiter ;
Mais il est des écueils que l’art doit éviter.
L’esprit imitateur trop souvent nous abuse.
Ne prêtez point au sol des beautés qu’il refuse :
Avant tout connaissez votre site ; et du lieu
Adorez le génie, et consultez le dieu.
Ses lois impunément ne sont pas offensées.
Cependant moins hardi qu’étrange en ses pensées,
Tous les jours, dans les champs, un artiste sans goût
Change, mêle, déplace, et dénature tout ;
Et, par l’absurde choix des beautés qu’il allie,
Revient gâter en France un site d’Italie.

Ce que votre terrain adopte avec plaisir,
Sachez le reconnaître, osez vous en saisir.
C’est mieux que la nature, et cependant c’est elle ;
C’est un tableau parfait qui n’a point de modèle.
Ainsi savaient choisir les Berghems, les Poussins.
Voyez, étudiez leurs chefs-d’œuvre divins :
Et ce qu’à la campagne emprunta la peinture,
Que l’art reconnaissant le rende à la nature.

Maintenant des terrains examinons le choix,
Et quels lieux se plairont à recevoir vos lois.
Il fut un temps funeste où, tourmentant la terre,
Aux sites les plus beaux l’art déclarait la guerre,
Et, comblant les vallons et rasant les coteaux,
D’un sol heureux formait d’insipides plateaux.
Par un contraire abus l’art, tyran des campagnes,
Aujourd’hui veut créer des vallons, des montagnes.
Évitez ces excès. Vos soins infructueux
Vainement combattraient un terrain montueux ;
Et dans un sol égal, un humble monticule
Veut être pittoresque, et n’est que ridicule.

Désirez-vous un lieu propice à vos travaux ?
Loin des champs trop unis, des monts trop inégaux,
J’aimerais ces hauteurs où, sans orgueil, domine
Sur un riche vallon une belle colline.
Là, le terrain est doux sans insipidité,
Élevé sans raideur, sec sans aridité.
Vous marchez : l’horizon vous obéit : la terre
S’élève ou redescend, s’étend ou se resserre.
Vos sites, vos plaisirs changent à chaque pas.

Qu’un obscur arpenteur, armé de son compas,
Au fond d’un cabinet, d’un jardin symétrique
Confie au froid papier le plan géométrique ;
Vous, venez sur les lieux. Là, le crayon en main,
Dessinez ces aspects, ces coteaux, ce lointain ;
Devinez les moyens, pressentez les obstacles :
C’est des difficultés que naissent les miracles.
Le sol le plus ingrat connaîtra la beauté.
Est-il nu ? que des bois parent sa nudité :
Couvert ? portez la hache en ses forêts profondes :
Humide ? en lacs pompeux, en rivières fécondes,
Changez cette onde impure ; et, par d’heureux travaux,
Corrigez à la fois l’air, la terre et les eaux :
Aride enfin ? cherchez, sondez, fouillez encore ;
L’eau lente à se trahir, peut-être est près d’éclore.
Ainsi, d’un long effort moi-même rebuté,
Quand j’ai d’un froid détail maudit l’aridité,
Soudain un trait heureux jaillit d’un fond stérile,
Et mon vers ranimé coule enfin plus facile.

Il est des soins plus doux, un art plus enchanteur.
C’est peu de charmer l’œil, il faut parler au cœur.
Avez-vous donc connu ces rapports invisibles
Des corps inanimés et des êtres sensibles ?
Avez-vous entendu des eaux, des prés, des bois,
La muette éloquence et la secrète voix ?
Rendez-nous ces effets. Que du riant au sombre,
Du noble au gracieux, les passages sans nombre
M’intéressent toujours. Simple et grand, fort et doux,
Unissez tous les tons pour plaire à tous les goûts
Là, que le peintre vienne enrichir sa palette ;
Que l’inspiration y trouble le poète ;
Que le sage du calme y goûte les douceurs ;
L’heureux, ses souvenirs ; le malheureux, ses pleurs.

Mais l’audace est commune, et le bon sens est rare.
Au lieu d’être piquant, souvent on est bizarre.
Gardez que, mal unis, ces effets différents
Ne forment qu’un chaos de traits incohérents.
Les contradictions ne sont pas des contrastes.

D’ailleurs, à ces tableaux il faut des toiles vastes.
N’allez pas resserrer dans des cadres étroits,
Des rivières, des lacs, des montagnes, des bois.
On rit de ces jardins, absurde parodie
Des traits que jette en grand la nature hardie ;
Où l’art, invraisemblable à la fois et grossier,
Enferme en un arpent un pays tout entier.

Au lieu de cet amas, de ce confus mélange,
Variez les sujets, ou que leur aspect change :
Rapprochés, éloignés, entrevus, découverts,
Qu’ils offrent tour à tour vingt spectacles divers.
Que de l’effet qui suit l’adroite incertitude
Laisse à l’œil curieux sa douce inquiétude ;
Qu’enfin les ornements avec goût soient placés,
Jamais trop imprévus, jamais trop annoncés.

Surtout du mouvement : sans lui, sans sa magie,
L’esprit désoccupé retombe en léthargie ;
Sans lui, sur vos champs froids mon œil glisse au hasard.
Des grands peintres encor faut-il attester l’art ?
Voyez-les prodiguer de leur pinceau fertile
De mobiles objets sur la toile immobile,
L’onde qui fuit, le vent qui courbe les rameaux,
Les globes de fumée exhalés des hameaux,
Les troupeaux, les pasteurs, et leurs jeux et leur danse ;
Saisissez leur secret, plantez en abondance
Ces souples arbrisseaux, et ces arbres mouvants,
Dont la tête obéit à l’haleine des vents ;
Quels qu’ils soient, respectez leur flottante verdure,
Et défendez au fer d’outrager la nature.
Voyez-la dessiner ces chênes, ces ormeaux ;
Voyez comment sa main, du tronc jusqu’aux rameaux,
Des rameaux au feuillage, augmentant leur souplesse,
Des ondulations leur donna la mollesse.
Mais les ciseaux cruels... Prévenez ce forfait,
Nymphes des bois, courez. Que dis-je ? c’en est fait :
L’acier a retranché leur cime verdoyante ;
Je n’entends plus au loin sur leur tête ondoyante
Le rapide Aquilon légèrement courir,
Frémir dans leurs rameaux, s’éloigner, et mourir :
Froids, monotones, morts, du fer qui les mutile
Ils semblent avoir pris la raideur immobile.

Vous donc, dans vos tableaux amis du mouvement,
À vos arbres laissez leur doux balancement.
Qu’en mobiles objets la perspective abonde :
Faites courir, tomber et rejaillir cette onde :
Vous voyez ces vallons et ces coteaux déserts ;
Des différents troupeaux dans les sites divers,
Envoyez, répandez les peuplades nombreuses.
Là, du sommet lointain des roches buissonneuses,
Je vois la chèvre pendre ; ici de mille agneaux
L’écho porte les cris de coteaux en coteaux.
Dans ces prés abreuvés des eaux de la colline,
Couché sur ses genoux, le bœuf pesant rumine
Tandis qu’impétueux, fier, inquiet, ardent,
Cet animal guerrier qu’enfanta le trident
Déploie, en se jouant dans un gras pâturage,
Sa vigueur indomptée et sa grâce sauvage.
Que j’aime et sa souplesse et son port animé !
Soit que dans le courant du fleuve accoutumé,
En frissonnant il plonge, et, luttant contre l’onde,
Batte du pied le flot qui blanchit et qui gronde ;
Soit qu’à travers les prés il s’échappe par bonds ;
Soit que, livrant aux vents ses longs crins vagabonds,
Superbe, l’œil en feu, les narines fumantes,
Beau d’orgueil et d’amour, il vole à ses amantes :
Quand je ne le vois plus, mon œil le suit encor.

Ainsi de la nature épuisant le trésor,
Le terrain, les aspects, les eaux et les ombrages
Donnent le mouvement, la vie aux paysages.

Mais si du mouvement notre œil est enchanté,
Il ne chérit pas moins un air de liberté.
Laissez donc des jardins la limite indécise,
Et que votre art l’efface, ou du moins la déguise.
Où l’œil n’espère plus, le charme disparaît.
Aux bornes d’un beau lieu nous touchons à regret :
Bientôt il nous ennuie, et même nous irrite.
Au-delà de ces murs, importune limite,
On imagine encor de plus aimables lieux,
Et l’esprit inquiet désenchante les yeux.

Quand toujours guerroyant vos gothiques ancêtres
Transformaient en champ-clos leurs asiles champêtres,
Chacun dans son donjon, de murs environné,
Pour vivre sûrement, vivait emprisonné.
Mais que fait aujourd’hui cette ennuyeuse enceinte
Que conserve l’orgueil et qu’inventa la crainte ?
À ces murs qui gênaient, attristaient les regards,
Le goût préférerait ces verdoyants remparts,
Ces murs tissus d’épine, où votre main tremblante
Cueille et la rose inculte et la mûre sanglante.

Mais les jardins bornés m’importunent encor.
Loin de ce cercle étroit prenons enfin l’essor
Vers un genre plus vaste et des formes plus belles,
Dont seul Ermenonville offre encor des modèles.
Les jardins appelaient les champs dans leur séjour,
Les jardins dans les champs vont entrer à leur tour.

Du haut de ces coteaux, de ces monts d’où la vue
D’un vaste paysage embrasse l’étendue,
La nature au génie a dit : « Écoute-moi.
Tu vois tous ces trésors ; ces trésors sont à toi.
Dans leur pompe sauvage et leur brute richesse,
Mes travaux imparfaits implorent ton adresse ».
Elle dit. Il s’élance, il va de tous côtés
Fouiller dans cette masse où dorment cent beautés.
Des vallons aux coteaux, des bois à la prairie,
Il retouche en passant le tableau qui varie.
Il sait, au gré des yeux, réunir, détacher,
Éclairer, rembrunir, découvrir ou cacher.
Il ne compose pas ; il corrige, il épure,
Il achève les traits qu’ébaucha la nature.
Le front des noirs rochers a perdu sa terreur ;
La forêt égayée adoucit son horreur ;
Un ruisseau s’égarait, il dirige sa course ;
Il s’empare d’un lac, s’enrichit d’une source ;
Il veut ; et des sentiers courent de toutes parts
Chercher, saisir, lier tous ces membres épars,
Qui, surpris, enchantés du nœud qui les rassemble,
Forment de cent détails un magnifique ensemble.

Ces grands travaux peut-être épouvantent votre art.
Rentrez dans nos vieux parcs, et voyez d’un regard
Ces riens dispendieux, ces recherches frivoles,
Ces treillages sculptés, ces bassins, ces rigoles.
Avec bien moins de frais qu’un art minutieux
N’orna ce seul réduit qui plaît un jour aux yeux,
Vous allez embellir un paysage immense.
Tombez devant cet art, fausse magnificence ;
Et qu’un jour, transformée en un nouvel Éden,
La France à nos regards offre un vaste jardin !

Que si vous n’osez pas tenter cette carrière,
Du moins de vos enclos franchissant la barrière,
Par de riches aspects agrandissez les lieux.
D’un vallon, d’un coteau, d’un lointain gracieux,
Ajoutez à vos parcs l’étrangère étendue ;
Possédez par les yeux, jouissez par la vue.
Surtout sachez saisir, enchaîner à vos plants
Ces accidents heureux qui distinguent les champs.
Ici, c’est un hameau que des bois environnent ;
Là, de leurs longues tours les cités se couronnent ;
Et l’ardoise azurée, au loin frappant les yeux,
Court en sommet aigu se perdre dans les cieux.
Oublierai-je ce fleuve, et son cours, et ses rives ?
Votre œil de loin poursuit les voiles fugitives.
Des îles quelquefois s’élèvent de son sein ;
Quelquefois il s’enfuit sous l’arc d’un pont lointain.
Et si la vaste mer à vos yeux se présente,
Montrez, mais variez cette scène imposante.
Ici, qu’on l’entrevoie à travers des rameaux.
Là, dans l’enfoncement de ces profonds berceaux,
Comme au bout d’un long tube une voûte la montre.
Au détour d’un bosquet ici l’œil la rencontre,
La perd encore ; enfin la vue en liberté
Tout-à-coup la découvre en son immensité.
Sur ces aspects divers fixez l’œil qui s’égare ;
Mais, il faut l’avouer, c’est d’une main avare
Que les hommes, les arts, la nature et le temps
Sèment autour de nous de riches accidents.
Ô plaines de la Grèce ! ô champs de l’Ausonie,
Lieux toujours inspirants, toujours chers au génie !
Que de fois arrêté dans un bel horizon,
Le peintre voit, s’enflamme, et saisit son crayon,
Dessine ces lointains, et ces mers, et ces îles,
Ces ports, ces monts brûlants et devenus fertiles,
Des laves de ces monts encor tout menaçants,
Sur des palais détruits d’autres palais naissants,
Et, dans ce long tourment de la terre et de l’onde,
Un nouveau monde éclos des débris du vieux monde !
Hélas ! je n’ai point vu ce séjour enchanté,
Ces beaux lieux où Virgile a tant de fois chanté ;
Mais, j’en jure et Virgile et ses accords sublimes,
J’irai ; de l’Apennin je franchirai les cimes ;
J’irai, plein de son nom, plein de ses vers sacrés,
Les lire aux mêmes lieux qui les ont inspirés.
Vous, épris des beautés qu’étalent ces rivages,
Au lieu de ces aspects, de ces grands paysages,
N’avez-vous au-dehors que d’insipides champs ?
Qu’au-dedans, des objets mieux choisis, plus touchants
Dédommagent vos yeux d’une vue étrangère :
Dans votre propre enceinte apprenez à vous plaire ;
Symbole heureux du sage, indépendant d’autrui,
Qui rentre dans son âme, et se plaît avec lui.
Je m’enfonce avec vous dans ce secret asile.
Toutefois aux lieux même où le sol plus fertile
En aspects variés est le plus abondant,
Des trésors de la vue économe prudent,
Faites-les acheter d’une course légère.
Que votre art les promette, et que l’œil les espère :
Promettre, c’est donner ; espérer, c’est jouir.
Il faut m’intéresser, et non pas m’éblouir.

Dans mes leçons encor je voudrais vous apprendre
L’art d’avertir les yeux, et l’art de les surprendre.
Mais avant de dicter des préceptes nouveaux,
Deux genres, dès longtemps ambitieux rivaux,
Se disputent nos vœux. L’un à nos yeux présente
D’un dessein régulier l’ordonnance imposante,
Prête aux champs des beautés qu’ils ne connaissaient pas,
D’une pompe étrangère embellit leurs appas,
Donne aux arbres des lois, aux ondes des entraves,
Et, despote orgueilleux, brille entouré d’esclaves.
Son air est moins riant et plus majestueux.
L’autre, de la nature amant respectueux,
L’orne, sans la farder, traite avec indulgence
Ses caprices charmants, sa noble négligence,
Sa marche irrégulière, et fait naître avec art
Les beautés, du désordre, et même du hasard.

Chacun d’eux a ses droits ; n’excluons l’un ni l’autre :
Je ne décide point entre Kent et Le Nôtre.
Ainsi que leurs beautés, tous les deux ont leurs lois.
L’un est fait pour briller chez les grands et les rois ;
Les rois sont condamnés à la magnificence.
On attend autour d’eux l’effort de la puissance ;
On y veut admirer, enivrer ses regards
Des prodiges du luxe et du faste des arts.
L’art peut donc subjuguer la nature rebelle ;
Mais c’est toujours en grand qu’il doit triompher d’elle.
Son éclat fait ses droits ; c’est un usurpateur
Qui doit obtenir grâce, à force de grandeur.
Loin donc ces froids jardins, colifichet champêtre,
Insipides réduits, dont l’insipide maître
Vous vante, en s’admirant, ses arbres bien peignés,
Ses petits salons verts bien tondus, bien soignés ;
Son plant bien symétrique, où, jamais solitaire,
Chaque allée a sa sœur, chaque berceau son frère,
Ses sentiers ennuyés d’obéir au cordeau,
Son parterre brodé, son maigre filet d’eau,
Ses buis tournés en globe, en pyramide, en vase,
Et ses petits bergers bien guindés sur leur base.
Laissez-le s’applaudir de son luxe mesquin ;
Je préfère un champ brut à son triste jardin.

Loin de ces vains apprêts, de ces petits prodiges,
Venez, suivez mon vol au pays des prestiges,
À ce pompeux Versaille, à ce riant Marly,
Que Louis, la nature, et l’art ont embelli.
C’est là que tout est grand, que l’art n’est point timide ;
Là, tout est enchanté. C’est le palais d’Armide ;
C’est le jardin d’Alcine, ou plutôt d’un héros
Noble dans sa retraite, et grand dans son repos,
Qui cherche encore à vaincre, à dompter des obstacles,
Et ne marche jamais qu’entouré de miracles.
Voyez-vous et les eaux, et la terre, et les bois,
Subjugués à leur tour, obéir à ses lois ;
À ces douze palais d’élégante structure
Ces arbres marier leur verte architecture ;
Ces bronzes respirer ; ces fleuves suspendus
En gros bouillons d’écume à grand bruit descendus
Tomber, se prolonger dans des canaux superbes,
Là, s’épancher en nappe ; ici, monter en gerbes ;
Et, dans l’air s’enflammant aux feux d’un soleil pur,
Pleuvoir en gouttes d’or, d’émeraude et d’azur ?
Si j’égare mes pas dans ces bocages sombres,
Des Faunes, des Sylvains en ont peuplé les ombres,
Et Diane et Vénus enchantent ce beau lieu.
Tout bosquet est un temple, et tout marbre est un dieu ;
Et Louis, respirant du fracas des conquêtes,
Semble avoir invité tout l’Olympe à ses fêtes.
C’est dans ces grands effets que l’art doit se montrer.

Mais l’esprit aisément se lasse d’admirer.
J’applaudis l’orateur dont les nobles pensées
Roulent pompeusement, avec soin cadencées :
Mais ce plaisir est court. Je quitte l’orateur
Pour chercher un ami qui me parle du cœur.
Du marbre, de l’airain que le luxe prodigue,
Des ornements de l’art l’œil bientôt se fatigue ;
Mais les bois, mais les eaux, mais les ombrages frais,
Tout ce luxe innocent ne fatigue jamais.
Aimez donc des jardins la beauté naturelle.
Dieu lui-même aux mortels en traça le modèle.
Regardez dans Milton. Quand ses puissantes mains
Préparent un asile aux premiers des humains ;
Le voyez-vous tracer des routes régulières,
Contraindre dans leur cours les ondes prisonnières ?
Le voyez-vous parer d’étrangers ornements
L’enfance de la terre et son premier printemps ?
Sans contrainte, sans art, de ses douces prémices
La nature épuisa les plus pures délices.
Des plaines, des coteaux le mélange charmant,
Les ondes à leur choix errantes mollement,
Des sentiers sinueux les routes indécises,
Le désordre enchanteur, les piquantes surprises,
Des aspects où les yeux hésitaient à choisir,
Variaient, suspendaient, prolongeaient leur plaisir.
Sur l’émail velouté d’une fraîche verdure,
Mille arbres, de ces lieux ondoyante parure,
Charme de l’odorat, du goût et des regards,
Élégamment groupés, négligemment épars,
Se fuyaient, s’approchaient, quelquefois à leur vue
Ouvraient dans le lointain une scène imprévue ;
Ou, tombant jusqu’à terre, et recourbant leurs bras,
Venaient d’un doux obstacle embarrasser leurs pas ;
Ou pendaient sur leur tête en festons de verdure,
Et de fleurs, en passant, semaient leur chevelure.
Dirai-je ces forêts d’arbustes, d’arbrisseaux,
Entrelaçant en voûte, en alcôve, en berceaux
Leurs bras voluptueux, et leurs tiges fleuries ?

C’est là que, les yeux pleins de tendres rêveries,
Ève à son jeune époux abandonna sa main,
Et rougit comme l’aube aux portes du matin.
Tout les félicitait dans toute la nature,
Le ciel par son éclat, l’onde par son murmure.
La terre, en tressaillant, ressentit leurs plaisirs ;
Zéphyre aux antres verts redisait leurs soupirs ;
Les arbres frémissaient, et la rose inclinée
Versait tous ses parfums sur le lit d’hyménée.
Ô bonheur ineffable ! ô fortunés époux !
Heureux dans ses jardins, heureux qui, comme vous,
Vivrait, loin des tourments où l’orgueil est en proie,
Riche de fruits, de fleurs, d’innocence et de joie !

Collection: 
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