Les Ascètes

Depuis qu’au joug de fer blanche esclave enchaînée,
La Grèce avait fini sa belle destinée
Et qu’un dernier soupir, un souffle harmonieux
Avait mêlé son ombre aux ombres de ses dieux,

Le César, dévoré d’une soif éternelle,
Tarissait le lait pur de l’antique Cybèle.
Pâle, la main sanglante et le cœur plein d’ennuis,
D’une vague terreur troublant ses longues nuits,
Il écoutait, couché sur la pourpre romaine.
Dans un sombre concert gémir la race humaine ;
Et, tandis que la Louve aux mamelles d’airain
Dormait, le dos ployé sous son pied souverain.
Il affamait, hâtant les jours expiatoires,
Les lions de l’Atlas au fond des vomitoires.
Inépuisable mer, du sommet des sept monts,
Couvrant l’empire entier de ses impurs limons,
Nue, horrible, traînant ses voluptés banales,
La débauche menait les grandes saturnales ;
Car c’était l’heure sombré où le vieil univers,
Ne pouvant oublier son opprobre et ses fers.

Gisait, sans Dieu, sans force, et fatigué de vivre,
Comme un lâche qui craint de mourir et s’enivre.
Et c’est alors, plus haut que l’orgie aux bruits sourds
Qu’on entendit monter l’appel des nouveaux jours,
Cri d’allégresse et cri d’angoisse, voix terrible
D’amour désespéré vers le monde invisible.

Les bruits du siècle ont-ils étouffé votre voix,
Seigneur ! jusques à quand resterez-vous en croix ?
En vain vous avez bu l’amertume et la lie :
Le monde se complaît dans sa vieille folie

Et s’attarde en chantant aux pieds de ses dieux morts.
Au désert, au désert, les sages et les forts !
Au désert, au désert, ceux que l’Esprit convie,
Ceux qu’a longtemps battus l’orage de la vie,
Ceux que l’impie enivre à ses coupes de feu,
Ceux qui dormaient hier dans le sein de leur Dieu.
Au désert, au désert, les hommes et les femmes !
Étouffons dans nos cœurs les voluptés infâmes,
Vers la gloire des cieux éternels déployons
L’extase aux ailes d’or sous la dent des lions.
Multipliez en nous vos douleurs adorables,
Seigneur ! que nous soyions errants et misérables,
Qu’un soleil dévorant consume notre chair !
Le mépris nous est doux, l’outrage nous est cher,
Pourvu que, gravissant la cime du supplice
Nous puissions jusqu’au bout tarir votre calice,

Et tout chargés d’opprobre et couronnés d’affronts,
D’une épine sanglante auréoler nos fronts !
Ô morne solitude, ô grande mer de sables,
Assouvis nos regards de choses périssables,
Balaie à tous les vents les vieilles vanités,
La poussière sans nom des dieux et des cités ;
Et pour nous arracher à la matière immonde,
Ouvre ton sein de flamme aux transfuges du monde !
Fuyons ! voici venir le jour mystérieux
Où, comme un peu de cendre aux quatre vents des cieux,
La terre s’en ira dans l’espace sublime.
Oh ! combien rouleront par le brûlant abîme !
Mais l’Ange par nos noms nous appellera tous,
Et la face de Dieu resplendira pour nous !

Ô rêveurs, ô martyrs, vaillantes créatures,
Qui, dans l’effort sacré de vos nobles natures,
Poussiez vers l’idéal un sanglot éternel,
Je vous salue, amants désespérés du ciel !

Vous disiez vrai : le cœur de l’homme est mort et vide,
Et la terre maudite est comme un champ aride
Où la ronce inféconde, et qu’on arrache en vain,
Dans le sillon qui brûle étouffe le bon grain.
Vous disiez vrai : la vie est un mal éphémère ;
Et la femme bien plus que la tombe est amère !
Aussi, loin des cités aux bruits tumultueux,
Avec le crucifix et le bâton noueux.
Et du nimbe promis illuminant vos têtes,
Vous fuyiez vers la mort, pâles anachorètes !
Pour que nul œil humain ne vous revît jamais
Vous montiez çà et là sur d’inféconds sommets,
Et confiant votre âme aux souffles des orages,
Laissiez dormir vos os dans les antres sauvages.
Ou parfois, en songeant, sur le sable embrasé,
Que tout lien charnel ne s’était pas brisé,

Que le siècle quitté recevait vos hommages,
Qu’un tourbillon lointain de vivantes images
D’un monde trop aimé repeuplait votre cœur,
Que le ciel reculait, que l’homme était vainqueur !
Troublant de vos sanglots l’implacable étendue,
Vous déchiriez vos flancs d’une main éperdue,
Vous rougissiez le sol du sang des repentirs ;
Et le désert, blanchi d’ossements de martyrs,
Écoutant ses lions remuer vos reliques,
S’emplissait dans la nuit de visions bibliques.

Et maintenant, ô morts, le supplice achevé,
Goûtez-vous le bonheur que vous aviez rêvé ?
Le Maître a-t-il tenu sa promesse éternelle ?
Et votre âme, en brisant l’enveloppe mortelle,

Comme un rayon léger qui remonte au ciel bleu,
S’est-elle réunie à la splendeur de Dieu ?
Nul ne sait ; mais qu’importe, ô race magnanime,
Qu’importe le réveil ! Le songe était sublime.

Collection: 
1855

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