Un disciple de Boon, ermite centenaire,
Vivait indépendant, près d’un lac solitaire :
Des modernes progrès il ignorait l’essor ;
Nul steam-boat, nul rail-way, nul télégraphe encor
N’avait, en ébranlant sa hutte inaccessible,
D’une étrange frayeur ému son cœur paisible !
Il ignorait, — depuis le sage Washington, —
Quels grands élus du Peuple avaient pris le timon ;
Quels puissants orateurs, au gré de leur parole,
Avaient bouleversé les flots du Capitole !
Il ignorait les noms, — (illettré comme Boon),
De Webster et de Clay, de Hayne et de Calhoun.
Les chants de Longfellow dans son âme ravie
N’avaient point répandu leur fleuve d’harmonie ;
Et les chastes accords d’Halleck et de Bryant
Jamais n’avaient charmé ce sublime ignorant : —
Mais il avait des bois, des oiseaux et des plantes,
Des flots retentissants, des brises gémissantes,
L’orchestre universel et l’éternel concert ;
Il avait, jour et nuit, les bardes du désert ! —
Un seul homme parfois, un saint missionnaire,
Etait venu troubler l’ermite centenaire ;
Et pour cet homme seul son cœur s’était ouvert ;
Il lui parlait de Dieu, des choses du désert ;
De l’artiste Audubon, le peintre infatigable,
Qui vint un jour s’asseoir à son agreste table ;
Et sans avoir parlé, saisissant son pinceau,
Sur le papier brillant fit revivre un oiseau. —
Mais quand l’homme de Dieu l’entretenait des villes,
Ces centres orageux des populaces viles,
Où les regards, partout bornés par des maisons,
Dont le luxe énervant fait d’impures prisons,
N’aperçoivent partout qu’un frivole étalage,
Qui chasse Dieu des cœurs et fascine chaque âge,
Par la chair et l’argent, par Baal et Mammon,
Affermissant partout le règne du Démon I
Dès que l’homme de Dieu lui dépeignait les villes,
Il s’écriait : « Voyez mes savanes fertiles,
« Mes déserts primitifs, mes bois illimités ;
« J’ai vécu, j’ai vieilli loin des lieux habités ;
« De l’ours et du bison j’aime à suivre la trace ;
« Comme à Boon, il me faut le grand air et l’espace ! »
C’est ainsi que tu vis, ô jeune pionnier,
Que les villes n’ont pu faire leur prisonnier ;
Toi, qui dans les forêts as l’instinct pour boussole,
Et qu’on trouve partout le fusil sur l’épaule.
C’est ainsi que tu vis au bord du Pontchartrain,
Dans la joie et la paix cultivant ton jardin ;
Colon laborieux, maniant sans relâche
La pioche ou le fusil, l’épervier ou la hache.
C’est toi qui tant de fois m’as dit : « Que te faut-il ? » —
Et des bois, des marais affrontant le péril,
Tout ce que je voulais tu savais dans quel gîte
Il se cache le jour, sous quel arbre il s’abrite ;
Et tu me l’apportais, avec des fruits divers,
Avec du miel sauvage et des fleurs et des vers ;
Oui, des vers, fleurs de l’âme, exhalant comme un baume
Dans mon tranquille abri tout leur suave arôme !
Merci pour tous ces dons, souvent inattendus :
Les dons connus de Dieu ne sont jamais perdus ;
Les dons les plus obscurs, que l’on fait en silence,
Obtiennent tôt ou tard leur grande récompense !
Reste, mon jeune frère, environné d’enfants,
Reste au bord de ton lac, éloigné des méchants ;
Reste et cueille, en chantant, des fleurs de poésie
Pour la blanche Atala que ton cœur a choisie :
Moi, fuyant la cité, je reviendrai souvent
M’égarer avec toi sous les pins, en rêvant ;
Sous leur sonore ombrage et leur vibrante arcade,
Avec toi déclamer Brizeux, Vigny, Laprade !
Oh ! oui, je reviendrai dans ces bois, où tous deux
Nous écoutions le soir les bruits harmonieux ;
Et nous irons encor, dans nos lointaines courses,
Au bord du Tal-oché découvrir d’autres sources ;
Nous irons découvrir, dans les sombres bois-forts,
D’autres abris cachés, aux sauvages abords ;
Nous irons nous asseoir sous notre grand mélèse,
Où nous semblait gémir l’âme de Pergolèse ;
Et nous aurons encor de ces jours de bonheur,
Que ne connut jamais l’esclave agioteur !
L’esprit, dans le désert, s’élève et se dilate ;
Dans le désert, l’amour, l’enthousiasme éclate ! —
Oh ! lorsque j’entendrai le bruit des lataniers,
Qui sous tes pieds légers frissonnent les premiers ;
Le bruit qui par degrés plus sonore m’arrive,
Comme celui du flot qui vient battre la rive ;
Le doux bruit précurseur des feuilles se frôlant
Au passage subit que tu fais en courant :
« Le voila, me dirai-je ; il vient avant l’aurore ;
« Il vient me saluer, lorsque je prie encore ;
« Il vient faire pour moi le mystique café ;
« C’est lui, c’est le chasseur, le taloa nakfé !
« Salut, vaillant chassseur, hâlé par la boucane ;
« Hôte aimé, dont la voix réjouit ma cabane ;
« O toi dont le coursier a fait jaillir l’éclair
« Du pavé de silex qui borde le flot clair ;
« Toi qui, pendant quinze ans, dans tes sanglantes chasses,
« Des plus sombres sentiers as vu toutes les traces,
« Chaque soir te mettant sous la garde de Dieu,
« Et t’endorment, alors, tranquille auprès du feu ;
« Salut, frère chasseur !ta présence bénie
« Electrise mon âme et double mon génie ! —
« Chantez, oiseaux du lac ; chantez, oiseaux des bois ;
« En chœurs harmonieux, faites monter vos voix :
« Un chanteur, comme vous, un tendre et doux poète,
« Vient de franchir le seuil sacré de ma retraite !
« Chante, ô joyeux moqueur ; sors de ton frais abri
« De feuillage, de mousse et de jasmin fleuri ;
« Artiste mélomane, et roi de Philomèle,
« De tes accords divers monte et descends l’échelle,
« Variant, dans ta verve, enthousiaste ou lent,
« Tes accents belliqueux ou ton hymne dolent,
« Et, toujours inspiré, versant tes mélodies
« En concerts spontanés ou folles parodies !
« Déploie avec ardeur tout ce que tes poumons
« Renferment de puissance et de magiques sons ;
« Car un chanteur des bois, un tendre et doux poète
« Vient de franchir le seuil sacré de ma retraite ! » —
Alors, nous asseyant sur des blocs de noyer,
Sur des blocs à deux mains roulés près du foyer,
En buvant le café devant le feu qui flambe,
Nous improviserons quelque saint dithyrambe ! —
O rendez-vous sacrés, suaves entretiens,
De la chaste amitié banquets quotidiens !
Qu’il est bon d’être unis, qu’il est doux pour des frères
De vivre ainsi cachés dans les bois solitaires ! —
Puis, nous verrons venir notre gai troubadour,
Pour accorder sa lyre et chanter à son tour ;
Lui, dont l’humeur rêveuse et la verve mordante
Ornent de fraîches fleurs une satire ardente.
Sous son fouet satirique, et tendrement cruel,
Passeront tous les nains révérés de Babel :
Gazetiers, lourds pédants, avares-et coquettes,
Du monde et du Démon folles marionnettes !
O rendez-vous sacrés, suaves entretiens,
De la chaste amitié banquets quotidiens !
Qu’il est bon d’être unis, qu’il est doux pour des frères
De vivre ainsi cachés, dans les bois solitaires ! » —
Au bord du Pontchartrain, quand, sous les chênes verts,
Au bruit des flots d’azur, je t’ai relu ces vers ;
Ces vers, écrits pour toi sous l’arbre qui frissonne
Au baiser glacial de la brise d’automne ;
Quand à mes pieds tombait, comme un manteau de deuil,
Comme un funèbre drap jeté sur un cercueil,
Le feuillage plaintif, — hélas ! dans ce feuillage,
Mon cœur n’a pas su voir un douloureux présage ; —
Et la mort est venue !.... et maintenant tu dors,
Où ton âme au printemps soupirait ses accords ! —
Sous les chênes du lac, nous n’irons plus ensemble ;
Et quand j’irai m’asseoir sous le saule et le tremble,
Seul m’asseoir, — à mes pieds, le lac avec ses flots,
Le lac, en te nommant, jettera ses sanglots !