Le Parnassiculet contemporain

Près du Tigre, sous des papillons mouvants,
Dans un jardin de marbre où chante une piscine,
Autrefois je dormis. Une jeune Abyssine
Fort chaste m’enivrait de ses baisers savants.

Plus tard, dans mes palais, des condamnés vivants
flambaient très clair, enduits de poix et de résine,
Et les fleurs embaumaient. — J’ai forcé des couvents
Et des nonnes, sous une armure sarrasine,

On s’en souvient ! — Farouche, à la luxure enclin,
Je me fis franc archer pour suivre Duguesclin,
Et je fus très-aimé de deux bohémiennes…

Or, maintenant j’attends l’Avatar inconnu,
Et, le cœur plein de ces femmes qui furent miennes,
Je suis chanteur lyrique et je couche tout nu.

Dans mon corps je sens se débattre
Un automate ingénieux
Qui regarde aux trous de mes yeux
Comme à la toile d’un théâtre,

D’un théâtre de Mezzetin. —
Mon âme est fort bien machinée,
Et ce montreur : La Destinée,
Y fait sautiller ce pantin.

Ce pantin, à toute ficelle
Que vient tirer le Doigt vainqueur,
Obéit en dépit du cœur
Qui la hait et qu’elle ensorcelle.

Qu’elle ensorcelle !… Au fin ressort
Toutes les heures son doigt butte.

Ding ding ! un petit homme sort,
Et le pantin fait la culbute.

Fait la culbute… Oh ! remords lourds !
Et ce démon qui goguenarde,
C’est l’automate qui regarde
Par les trous d’un loup de velours.

Iraouady, tes vagues saintes
Aux vagues saintes du Kiendwen
Disent les fureurs et les plaintes
Du fier rajah de Sagawen.

Au seuil de la pagode sourde,
Où ton flot sacré l’entrava,
L’empreinte de sa hache lourde
Semble encor menacer Ava.

Ô sort ! ô deuil ! ô villes mortes !
Où Bodo s’en est-il allé ?
Amarapour, où sont tes portes ?
Que deviendras-tu, Mandalay ?

Le fier coursier emblématique
Que montait le brun Yansita
A rouvert son aile mystique,
Et son aile au loin l’emporta !

Pourtant les idoles de jade
Dans leurs temples que l’on rasa
Contemplent d’un regard maussade
Ton poisson d’or, Noatasa !

Labre,
Saint
Glabre,
Teint

Maint
Sabre,
S’cabre,
Geint !

Pince,
Fer
Clair !

Grince,
Chair
Mince !

Le Midi sur les bois étend sa langueur lourde ;
Et l’on n’entend plus rien, — rien que la rumeur sourde
Des baiser du Soleil à l’humus Gabonnais.

Rien ! — Au loin seulement, reproche horrible et triste,
Le cri d’un Nhsïégo qui se tord et résiste
Dans le piége de fer d’un chasseur Kroumanais.

Tout dort. Le roi M’Pongo Bétani, dans sa case,
Sur le tissu très frais d’un tapis du Caucase
Couché, songe, en mâchant un morceau de Kola.

C’est un vieillard vêtu d’un ancien uniforme
De fantassin danois un peu large de forme,
Qu’à bord d’un négrier autrefois il vola.

Il songe et dit : « Je suis, de la mer aux montagnes
« Del Crystal, fameux. J’ai près de trois mille pagnes
« Commandés par six chefs extrêmement méchants ;

« Quarante et un hameaux ; soixante-quatre femmes ;
« Cent cinquante-huit enfants ; vingt canots de dix rames
« Et, pour ensemencer et cultiver mes champs,

« Cinq cent trente Bouloux pris aux tribus voisines,
« Superbes et luisants. Pendus dans mes cuisines,
« Huit neptunes tout neufs ; un colossal grelot ;

« Dix couteaux de Sheffied ; un sabre, une cravache ;
« Pour serrer mes habits, un coffre en cuir de vache
« Sur lequel est écrit le nom de Γοδιλλοτ ;

« Cinq gilets de Satin Bajatupot, Romale,
« Korot et Chiloet ; un très-grand singe mâle ;
« Et, pour chasser d’ici les sinistres esprits,

« Sur un tronc de Khaya mon Fétiche se dresse,
« Montrant ses rouges dents. Avec beaucoup d’adresse
« J’ai constellé son front de mes nombreux gris-gris.

« Un Oukoundou puissant, fait des os d’une Morte
« Qui fut ma Sœur, je crois, est caché sous ma porte
« Et défend ma maison. Le jour de mon trépas,

« En mon honneur seront, aux sons doux, aux sons graves
« Des Ibékas Goumbis, égorgés cent esclaves.
« Mes femmes pleureront et danseront un pas.

« Par Mikombo ! je suis un chef terrible et riche !
« Pourtant je donnerais mon coffre et mon Fétiche,
« Mes gilets, mon gorille et mes femmes en sus,

« Pour être ce traitant, ce mulâtre imbécile
« Qu’on nomme Orassengot, et dont le domicile
« Est plus pauvre et plus nu que son vieux pardessus ».
. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une femme Pahoine ayant les dents en pointe
Écoutait le chef noir, caressant sa chair ointe
D’huile. Elle dit : « Ô roi ! pourquoi tremble à ton œil

« La perle de tes pleurs ? Parle sans défiance.
« N’as-tu plus d’Oulougou, ni de pipe en faïence,
« Pour que sur ton esprit s’amasse tant de deuil ?

« Qu’a-t-il donc d’étonnant, ce fils de la Havane
« Qui sans toi serait mort de faim dans la savane ? »
Bétani répondit : « Enfant au cœur ouvert,

« Lorsqu’il se rend à bord des navires en rade,
« Il a, ce Sang-Mêlé, pour chapeau de parade
« Un shako d’artilleur orné d’un pompon vert ! »

C’est le Milieu, la Fin et le Commencement,
Trois et pourtant Zéro, Néant et pourtant Nombre,
Obscur puisqu’il est clair et clair puisqu’il est sombre,
C’est Lui la Certitude et Lui l’Effarement.

Il nous dit Oui toujours, puis toujours se dément.
Oh ! qui dévoilera quel fil de Lune et d’Ombre
Unit la fange noire et le bleu firmament,
Et tout ce qui va naître avec tout ce qui sombre ?

Car Tout est tout ! Là-haut, dans l’Océan du Ciel,
Nagent parmi les flots d’or rouge et les désastres
Ces poissons phosphoreux que l’on nomme des Astres,

Pendant que dans le Ciel de la Mer, plus réel,
Plus palpable, ô Proteus ! mais plus couvert de voiles,
Le vague Zoophyte a des formes d’étoiles.

Lorsqu’il sera cloué, cet immense cercueil,
De mes ongles aigus j’ouvrirai ma poitrine
Et je t’en tirerai, surprenante héroïne !
Déjà j’ai revêtu les habits noirs du deuil.

Puisqu’ils sont terminés, les apprêts de mon deuil,
Ainsi qu’en un coffret doublé de sombre moire
Je prendrai dans mon cœur ce qui fut mon amour.
Et sur ce bel Éros, plus âpre qu’un vautour,
Stoïque, je fondrai sans pleur déclamatoire.

Stoïque, je prendrai sans cri déclamatoire,
Je prendrai ton doux nom et l’éclat de tes yeux,
Et le lustre insolent de ta peau mordorée,
Et le parfum exquis de ta bouche adorée,
Et ton baiser subtil, chaste et délicieux.

Je prendrai ton baiser chaste et délicieux,
Tes soupirs embaumés, tes serments et ces larmes
Claires comme un poison qui dort au sein des fleurs,
Et l’essaim agaçant des propos querelleurs,
Avec la lâcheté dont tu te fis des armes.

Aimable lâcheté qui lui donnais des armes !
Je prendrai le passé tout entier, nerfs et sang,
Ame, voix et senteurs, ô ma tendre maîtresse,
Et de tes noirs cheveux tortillant une tresse,
Sans pitié je lierai le spectre caressant.

Je te lierai, fantôme horrible et caressant ;
Puis quand ce sera fait, d’une allure très-fière
En long je coucherai le pâle souvenir
Et verrai le doux mort sans aucun repentir
Pour toujours étendu dans l’infrangible bière.

Quand il sera scellé dans la sinistre bière,
Je le ferai porter sur mon plus fin steamer,
Et sans me retourner vers la terre fatale,
Où le Destin stupide à plaisir me ravale,
Sur tes flots attirants je veux aller, ô mer !

Sur l’ennui de tes flots emmène-nous, ô mer !
Et je dépasserai les cercles du Tropique,
Dédaigneux des effrois issus des ouragans,

Des rocs et des typhons, des vents et des courants,
Et des écueils gelés de l’âpre pôle arctique.

Et je dépasserai l’horrible pôle arctique.
Alors, tirant du fond du rapide vaisseau
Ce qui fut autrefois le meilleur de moi-même,
Mon cœur et notre amour, douce beauté que j’aime,
Sur les bords du steamer je mettrai le fardeau.

J’appuierai sur le bord le macabre fardeau,
Et lorsque j’aurai vu du haut de la mâture
Accourir les requins aux parfums de ta chair,
Avec un haut-le-cœur, être adorable et cher,
Je pousserai gaiement l’aimable pourriture !

Dans un grand lit sculpté, sur deux larges peaux d’ours,
L’écuyer Gaël’Imar près de la reine Edwige
Repose. — Ainsi que la loi danoise l’exige,
Ils ont entre eux, veuf de sa gaîne de velours,

L’acier d’un glaive nu qui les tient à distance.
Le vieux roi fait la guerre en Chine ; il a chargé
Gaël’Imar d’épouser sa femme en son absence.
« Oh ! qui m’arrachera du cœur l’ennui que j’ai ?

« Je meurs si je n’obtiens ce soir un baiser d’elle,
Et le roi me tuera, certes ! si je le prends ! »
Dit Gaël’Imar, seigneur très sage et très-fidèle.
« Qu’il est beau ! dit Edwige, et qu’il a les pieds grands !

« Comme il sied aux héros qui vont à la bataille,
Il est couvert de fer forgé…, casqué de fer…,
Ganté de fer…, chaussé de fer,… et puis l’entaille
Qui lui tranchera la joue est charmante ! » — L’Enfer

Inspire aux amoureux un désir âpre et sombre…
Tout sommeille… L’un vers l’autre, les beaux enfants
Se sont tournés. « Je t’aime ! » ont dit deux voix dans l’ombre.
Mais le grand sabre : « Holà ! moi je vous le défends ! »

Comme un puissant baron qui chasse dans les plaines,
La Luxure en leur cœur sonne ses oliphants.
Ils se cherchent ; déjà se mêlent leurs haleines…
Mais le grand sabre : « Holà ! moi je vous le défends ! »

Ce fut toute la nuit des angoisses mortelles,
Un loup toute la nuit près des portes hurla,
Et la lune en passant ouït des choses telles
Qu’elle en pâlit… Mais quand finit cette nuit-là,

À l’heure où le soleil dans la neige se cabre,
Où le renard bleu rentre au fond des antres sourds,
Dans le grand lit sculpté, sur les larges peaux d’ours,
Ils étaient froids tous trois : Lui, la Femme et le Sabre.

Amère et Farouche Hétaïre,
Je chanterai sur ma syrinx
De buis jaune le froid délire
Que me versent tes yeux de Sphinx.

Tu caches le cœur noir d’un lynx
Dans ton corps de souple porphyre,
Et sur ta sandale on peut lire :
Zeuxis, cher à Kithérè, pinx

Sur ta peau — soyeux papyros —
Les surs blondes, les trois Kharites,
En lettres grecques sont écrites
Par le doigt fin du jeune Éros.

Plus douce que le nénuphar
Dans l’eau claire, une aurore blanche
Baise ton pied rose et ta hanche
Ivoirine, Ω Ζυλμα Βουφαϱ !

La Chimère a brisé son front contre l’Azur ;
Elle fouettait les cieux de ses ailes meurtries
Et le fer de ses pieds rayait le cristal dur…
Le cavalier tomba. — Des gens, dans les prairies,

Virent cet homme étrange en son rouge pourpoint
Se traîner et gémir longtemps sur l’herbe verte.
Pareille au sang nouveau d’une blessure ouverte,
Une lueur captive étincelle à son poing…

Il cria : « Les Dieux ont le ciel, l’ivresse est mienne ! »
À sa ceinture il prit une coupe ancienne
Dans le chêne taillée avec de rudes nœuds,

Et, riant du poison qui dévorait ses moelles,
Il regardait fumer sur ses doigts lumineux
Le vin mystique et doux fait du sang des étoiles.

À la grise clarté des brumes hivernales,
La bande des loups noirs, que chassent les vents froids,
Descend, folle, hurlante, effondrant sous son poids
Le sol blanc des forêts sub-septentrionales.

De l’équateur brûlant, au même instant, surgit
La foule des chacals dont le poil roux se dresse ;
Elle monte, envoyant ses clameurs de détresse
Aux horizons perdus que le soleil rougit

Arrivés au Delta, — mystique et triple trace
Du Ciel à l’Océan, de la Mer au Désert,
Du Sable à l’Infini, — se trouvant face à face,
Les sinistres troupeaux s’arrêtent !… L’œil ouvert

Sur le monde idéal s’éteint comme en un songe ;
Le croc du loup s’enfonce aux artères d’où sort
Le sang chaud de la Vie ; et le chacal allonge
Sa dent aux ossements refroidis par la Mort.

Le Verbe que voilaient le tumulte et le râle
Se fait entendre alors. Il domine la Chair ;
Le Rayon éclipsé se rallume plus clair,
Et l’Aube des grands jours se lève rose et pâle.

Le Poëte est semblable à la Limace ; il a
Pour pâture les fleurs ravissantes, comme elle !
Et, déchu, la pauvre âme, ô douleurs, n’a comme aile
Qu’un pied ignoble et lent ! — Aussi, triste, il gît là

Où le met Dieu, haï des Êtres et des Choses !
Mais, comme la Limace, à ce monde outrageant,
Sur la feuille des choux et la feuille des roses
Il laisse avec mépris une trace d’argent !

Or, le Chou, cette rose
Énorme et verte, dit :
« Ô rose en discrédit,
Moi, l’humble fleur de prose,
Je t’aime, noble fleur,
Faite de poésie,
Que l’Aurore a choisie
Pour y cacher un pleur ! »

Et la Rose, cet astre
Rouge du Ciel-gazon,
Que la jeune saison
Fait encore alabastre,
S’écrie en frémissant :
« Ô créature abstême,
J’honore ton système
De fumier nourrissant ! »

Ainsi qu’aux temps lointains où les agonothètes
Provoquaient des jeux grecs le transport convulsif,
Tu trônes, Θερεσα dans l’Alcazar massif,
Colossale, au-dessus d’un océan de têtes.

Σάλπινξ dont les éclats font cabrer les poëtes,
Sous ta lèvre s’agite un Lhomond subversif
Et ton corps sidéral a le frisson lascif
Des jaléas murciens ruisselants de paillettes.

Lorsque frémit ta voix, — ce cor de cristal pur, —
Dans mon cœur le Démon pousse des cris atroces
Et fait trêve au travail sourd de ses dents féroces.

C’est pourquoi je viens, Moi, qu’habite un Diable impur,
Lâchement enivrer mon âme pécheresse
Dans ton vin capiteux, sonore enchanteresse !

L’ange de l’Apocalypse,
Lumineux épouvantail,
Réveille l’humain bétail
Sur la montagne de gypse.

Il développe l’éclipse,
Ainsi qu’un noir éventail,
Et la planète en travail
S’arrête sur son ellipse.

L’herbe pousse au bord abject ;
Elle embaume l’air infect ;
Le cristal se coule et tinte ;

Au fleuve l’Étoile choit,
Verte… Et le poëte boit
Le poison qu’il nomme ABSINTHE !

               « Pour prévenir les grands désastres,
               « Que la chevelure des astres —
« Errant, la brise au front, dans l’azur écrouï, —
               « Ô Grands Dieux, — ce soir soit livrée
               « Aux dents d’un ivoire inouï,
« Puis ointe d’une odeur d’elle-même enivrée ! »

               Ayant dit, Zeus au sein des ombres
               Prend les Comètes, ces décombres
Des soleils fracassés ; il lisse leur toison !
               Et le Doigt immortel qui saigne,
               Étonné, trouvait à foison
Des Étoiles encor prises aux dents du peigne !

Cette femme sans nom ondule, charme ;
Et je l’aime ! — J’ai dit : « Oui, je l’aime », en frappant
Ma poitrine impassible. — Ô Muse, il me désarme
Ce cher être, à la fois Femme, Singe et Serpent !

Je suis ému. Tant pis ! — Ô cœur lâche, diffame
Ma raison froide ! — Bah ! — Mais cette trinité
M’enthousiasme, enfant qui montres dans la femme
La grâce ophidienne et la scurrilité !

Va, mon amie — exquise, amusante et traîtresse, —
Nous te ferons, reflets de Paris, de l’Éden
Et des Pampas, un temple où tu seras prêtresse,
Sanctuaire élégant : boudoir, cage et jardin.

En ces vers où l’esprit se tord,
Le mot bondit, la rime chante ;
Pégase, cinglé, rue et mord
En ces vers où l’esprit se tord.
Apollo pique un son discord,
Et la Muse devient bacchante
En ces vers où l’esprit se tord.

Collection: 
1872

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