Le Parnasse contemporain/1876/Les Rues de Venise

Tes canaux et ta lagune,
Tes campaniles hardis,
O Venise, on les a dits,
Et mille fois plutôt qu’une !

Mais on n’a pas dit assez
Le charme frais de tes rues,
Qu’ont sans profit parcourues
Les touristes compassés.

— Conquis sur la mer rivale
A force de pilotis,
Les logis drus, haut bâtis,
Se pressent sans intervalle ;

Et, dans leurs mille réseaux,
La ligne qui lie entre elles
Ces populeuses ruelles
Échappe à l’œil des oiseaux.

Mais il leur suffit, pour être
Claires et d’un attrait sûr,
Du mince ruban d’azur
Que les toits laissent paraître.

Pour y passer deux de front
On serre un peu la muraille :
Bah ! si quelque sot vous raille,
Les sages vous envieront,

Vénitiens que je loue
D’ignorer, pareils aux dieux,
La poussière, effroi des yeux,
Et, souillure aux pieds, la boue !

Même à midi, la fraîcheur
Respire dans ces dédales ;
Et le poli de leurs dalles
Est doux aux pas du marcheur.

Le poëte à l’aventure
Suit les rêves les plus longs,
Sans ouïr à ses talons
Des roulements de voiture ;

Et sans terrestres effrois
Rôdant, le nez vers la nue,
Des chevaux (race inconnue)
Ignore les naseaux froids.

La Vie, indolente et gaie,
Circule et rit là-dedans,
Sans vacarmes discordants
Pour l’oreille fatiguée,

Des bruits doux et familiers
Étant les seuls qu’y ramène
L’écho de la voix humaine
Et des pas multipliés.

Puis, sans parler des percées
(Autre gaieté du tableau)
D’où l’on voit filer sur l’eau
Les gondoles élancées,

Un attrait de ces maisons,
Serrant leur double rangée,
C’est la distance abrégée
Aux naissantes liaisons !

Car le hasard qui ménage
A souhait les vis-à-vis,
Souvent donne aux yeux ravis
Quelque charmant voisinage.

Vieux mari ! père inhumain !
Quelle impuissance est la vôtre,
Quand d’une fenêtre à l’autre
On peut se donner la main !

Quand l’amoureux est si proche,
Quand vous voyez son tourment
De si près, femmes ! comment
Conserver un cœur de roche ?

Des volets clos, en est-il,
Ou des paupières baissées,
Que l’effluve des pensées
Ne perce d’un feu subtil ?

Fût-on et prude et farouche,
Il faut parfois prendre l’air :
Et comment parer l’éclair
Des yeux moins lents que la bouche ?

Pour l’essaim des Amours prompts
Quel stimulant efficace !
Et quelle ville, ô Boccace,
Propice aux Décamérons !

— Dans cette molle Italie
On trouve encore des gens
Pleins d’offices obligeants
Pour l’amoureuse folie :

Mais, outre qu’un tel courtier
Déplaît un peu quand on aime,
Ici la Rue elle-même
Fait mieux que lui son métier !

Collection: 
1971

More from Poet

  • Il est de fins ressorts dont la marche ignorée
    - Ni savants, ni rêveurs, n'ont deviné comment -
    Va dans un coin de l'âme éveiller brusquement
    Le parfum d'une fleur autrefois respirée.

    Autrefois, le céleste épanouissement
    De ta bouche qui rit, cette rose pourprée,...

  • Sur la mer de tes yeux sincères
    Qu'abritent les doux cils arqués,
    Mes rêves se sont embarqués
    Comme d'aventureux corsaires.

    Sur l'azur glauque de tes yeux
    Où baignent des lueurs d'étoiles,
    Mes rêves déployant leurs voiles
    Ont cru fendre le bleu des...

  • À Léon Cladel.

    C'est un trumeau. Le site est galant à merveille :
    Un ciel bleu ; point d'épis, mais des buissons entiers
    De roses ; et partout débouchent des sentiers
    Les couples qu'au hasard le Printemps appareille.

    Les pimpantes beautés, une perle à l'oreille,...

  • À Jean Richepin.

    Le ciel des nuits d'été fait à Paris dormant
    Un dais de velours bleu piqué de blanches nues,
    Et les aspects nouveaux des ruelles connues
    Flottent dans un magique et pâle enchantement.

    L'angle, plus effilé, des noires avenues
    Invite le regard...

  • Arlequin au nez noir, Pierrot au masque blême
    Me font envie ; et c’est mon intime souhait
    De vivre dans ce monde idéal et muet,
    Où, comme parmi nous, l’on s’agite et l’on aime.

    L’un ou l’autre incarnant mon esprit inquiet,
    Je tournerais dans un rôle toujours le...