Le Parnasse contemporain/1869/Viatique

Si la mort n’est pas l’ouverture
Du néant vaste où rien ne luit ;
S’il faut attendre dans sa nuit
On ne sait quelle aube future ;

Si l’espoir du repos nous ment ;
Si le tourment de la pensée
A la chair inerte & glacée
Survit impérissablement ;

Si la loi de Dieu tyrannique
Sur l’angoisse, triste oreiller !
Force les âmes de veiller
Jusques au jugement inique,

Et qu’il faille, aux plis du linceul,
Écouter se traîner dans l’ombre
Le pied lourd des siècles sans nombre,
Seul dans la tombe, toujours seul !

Oh ! puissé-je, avant que je meure,
De l’ange que suivent mes pas,
De celle qui ne m’aime pas
Être aimé, ne fût-ce qu’une heure !

Puissent ses yeux d’un froid mordant,
Doux même à ceux qu’elle rebute,
Oublier, rien qu’une minute,
Leur mépris en me regardant !

Que je puisse, quittant ce monde,
A sa bouche fière puiser
L’éblouissement du baiser
Durant l’éclair d’une seconde ;

Et que j’emporte — ô cécité
Des yeux clos que la terre presse ! —
Le souvenir d’une caresse
Pour occuper l’éternité.

Collection: 
1971

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