Le Parnasse contemporain/1869/La Goutte de sang

Quand celle dont la grâce en mon âme est empreinte
M’a dit, un peu craintive & riant de sa crainte,
Qu’elle s’était piquée au doigt : « Tenez, voyez ! »
Lorsque j’ai vu, parmi ses autres doigts ployés,
A l’annulaire qui dans ma main tremble & bouge,
Une goutte de sang perler brillante & rouge,
Avant que mon esprit troublé ne raisonnât,
Mes yeux avidement en ont bu l’incarnat ;
Et j’ai senti venir une soif à ma lèvre
Telle, que j’ai pressé la piqûre avec fièvre
Dans l’aspiration brusque d’un long baiser :
Tandis que, rougissante à demi sans oser
Se fâcher, son visage où le sourire joue
Essayait d’exprimer l’horreur dans une moue,
Et que sa voix, si peu tragique, m’appelait
« Buveur de sang ! »
« Buveur de sang ! » Ainsi moi, le buveur de lait,
Moi que l’Idylle au miel de ses ruches convie,

J’ai connu la saveur auguste de la Vie.
Et tout surpris je cherche, enfant chère ! comment
De l’instinct vague est né l’aveugle mouvement…
Lorsque sur la pâleur de ta peau nuancée
Est éclos ce grenat, avais-je la pensée
Qu’osant mouiller ma lèvre à la chaude liqueur
Qui fait battre ta tempe & qui gonfle ton cœur,
J’allais communier en ta substance même ?
Et, superstitieux comme on l’est quand on aime,
Ai-je espéré qu’enfin mon angoisse comprît
Le fond de ce cœur simple & de ce doux esprit ?
(Nul sourire de sphinx n’enveloppant une autre
Énigme plus obscure, ô vierges ! que la vôtre.)
Ai-je rêvé ce rêve étrange ? — Ou bien encor,
Devant cette parcelle unique du trésor
De tes veines, secret de ta grâce croissante,
Qui rose le contour de la joue innocente,
Avive la rougeur des lèvres, & fleurit
Le blanc tissu des chairs, & jamais ne tarit,
Séve heureuse, par qui chaque jour se révèle
Plus riche ta santé, ta fraîcheur plus nouvelle,
Moi fébrile rêveur qu’a toujours fait si las
La fatigue de vivre & de douter, hélas !
Ai-je frémi, pareil au malade qu’altère
Le seul aspect d’une eau limpide & salutaire ?

Or, depuis ces trois jours passés que tu me vins
Montrer ton doigt blessé, voilà les songes vains
Dont toute ma pensée est pleine, ô jeune fille !

L’imperceptible mal que t’a fait ton aiguille
Est oublié : durant l’heure de ton sommeil
L’épiderme déjà renaissait plus vermeil ;
Et le flot que ton cœur aux veines distribue
Ne s’est pas amoindri pour une goutte bue !
Cependant que toujours triste, toujours fiévreux,
J’admire ton doux souffle égal & chaleureux,
Et que toujours je vois sur ta bouche qui tente
Le sourire de la candeur inquiétante.

Collection: 
1971

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