Le Parnasse contemporain/1866/Songe d’opium

Je suis étendu dans la boue,
Incapable de faire un pas ;
Il viendrait la plus lourde roue
Que je ne me bougerais pas.

Contre un poteau mon front s’appuie ;
En haut un homme est empalé.
Mordant mes haillons, une truie
Pousse un grognement désolé.

De l’eau tombe, froide et gluante,
D’un ciel noir comme le remords ;
Une vermine remuante
Ronge mon corps pareil aux morts.

Cependant, couverte d’un voile
Qui l’enroule en plis gracieux,
Jetant une lueur d’étoile,
Une forme sort de mes yeux.

Avec lenteur elle s’allonge,
Elle s’éloigne lentement,
Vers la fange où mon corps se plonge
Tournant la tête par moment.

A l’horizon quand elle arrive,
Voici que le noir horizon
D’une immense lueur s’avive,
S’épanouit en floraison.

Parmi les lys à tige fière,
Les jasmins, les rosiers moussus,
Serpente une large rivière ;
Une barque ondule dessus.

Barque à courbure égyptienne
Avec figures aux deux bouts ;
En poupe, une musicienne
Tient sa harpe sur les genoux.

La forme aux blanches draperies
Sur la barque vient se dresser ;
Parmi les lointaines féeries,
Celle-ci se met à glisser ;

Et l’être couvert de mystère,
Au firmament oriental,
S’évapore, loin de la terre,
Sous des portiques de cristal.

Quand la vision est en fuite,
Je soulève mes membres lourds,
Je fais des mouvements sans suite,
Je laisse échapper des cris sourds ;

Mais en vain je me romps la tête
Pour réfléchir n’importe à quoi.
Je sens bien vivre en moi la bête ;
Mais mon âme n’est plus en moi.

Collection: 
1971

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