Le Cure-dent du colonel

Un zouzou m'a conté naguère
Qu'en Algérie il avait eu
Un colonel né pour la guerre,
Qui s'était toujours bien battu ;
Un matin, qu'en pleine équipée
Ses soldats partaient pour le Tell,
Pour le désert sempiternel,
Ils baptisèrent son épée  :
Le cure-dent du colonel.

Cette expression pittoresque
Était juste ; car, en avant,
Contre la plèbe arbi-mauresque,
Pour entraîner son régiment,
II lançait son coursier farouche,
L'épée aux dents, les yeux au ciel
Et dans cet instant solennel,
On voyait briller à sa bouche
Le cure-dent du colonel.

Électrisé par tant d'audace,
Le zouave emboîtait au galop
Ce guerrier de vaillante race
Dont la victoire était le lot ;
Pour déterrer de ses cachettes
L'Arbi, son ennemi mortel,
Le zouzou, blagueur éternel,
Disait « Marions-nos fourchettes
Au cure-dent du colonel. »

Mais l'âge vint. plus de conquêtes :
Adieu, rêves d'ambition !
On vous le mit à la retraite :
Bien mince était sa pension...
Il sentit son grand cœur se fendre,
Son visage resta tel quel ;
Mais, pour payer son pauvre hôtel,
Chez l'armurier il fallut vendre
Le cure-dent du colonel.

On écrirait tout un poème,
Tout un long drame rien qu'avec
Ses privations à l'extrême,
Ses tristes repas de pain sec ;
Disons sans en faire un volume
« Pour qu'on crût au diner réel,
« Suivi d'un verre de Lunel,
« Il mâchonnait un bout de plume...
« Le cure-dent du colonel.

Ce cure-dent entre ses lèvres,
Disait : « Ouf ! que j'ai bien dîné ! »
Et le vieux brave avait les fièvres,
A force, hélas ! d'avoir jeûné.
Bref, un beau matin, sur la pierre
De la Morgue — c'est textuel —
On le coucha, vers la Noël...
— Qui sut qu'on pouvait sur ta bière
Mettre une épée, ô colonel ?

Collection: 
1844

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