Le Cap Éternité/Chant II

J’errais seul, à minuit, près de la pauvre église.
À la lueur de mon flambeau, je pouvais voir
Les bords de l’estuaire où dansait le flot noir,
Et le petit clocher que le temps solennise.

Quelle nuit ! Le Surouet grondait dans les bouleaux,
Geignait le long des murs du temple séculaire,
Et, fraternel, entre les croix du cimetière,
Sur les tombes sans nom égrenait des sanglots...

Ô fière nation sur qui la terre pèse,
Où sont tes dignes chefs et tes guerriers sans peur ?
Hélas ! devant ces croix, le pèlerin songeur
Peut se dire : ― Ici gît la race Montagnaise !

Elle est là tout entière : en voici le cercueil !...
C’était une alliée à la France fidèle.
Que les tendres bouleaux pleurent en paix sur elle,
Et que les sapins noirs portent longtemps son deuil !

« Dongne ! dongne ! » entendit mon oreille inquiète.
Le salutaire airain que rien ne troublait plus
Dans l’évocation des saints jours révolus,
Avait jeté ce cri sonore à la tempête.

― Sans doute il se souvient, le bronze abandonné ;
Il dort, et son printemps regretté se prolonge
Dans les vibrations berceuses d’un beau songe,
Et la chanson de sa Jeunesse a résonné.

Après les temps troublés, quand vient la paix amie,
Les choses, comme nous, ont leur rêve éternel,
Pensais-je en écoutant s’envoler vers le ciel
Le rêve harmonieux de la cloche endormie.

Mais non ! sur son appui rustique elle oscillait.
Un invisible bras réglait donc cette plainte ;
Une douleur humaine inspirait la voix sainte :
Ce n’est pas en rêvant que le bronze parlait.

Lors j’ai crié : ― Quel Montagnais dans l’ombre pleure
Le regret d’autrefois au clocher des aïeux ?
J’irai te voir sonner, sonneur mystérieux,
Et je saurai pourquoi tu sonnes à cette heure !

J’hésitai sur le seuil du monument sacré
Par les rayons du ciel et par ceux de l’histoire ;
Mais la porte, en grinçant, démasqua la nef noire.
Démasqua la nef noire en grinçant !... et j’entrai.

Vainement par trois fois j’appelai. Rien ! Personne !
Le silence gardait les secrets du passé.
Épris de l’invisible, inquiet, j’avançai
Dans la terreur muette où l’inconnu frissonne.

Devant l’autel par la veilleuse abandonné,
Veille dans son cercueil l’humble missionnaire ;
Son ombre plaît au Christ autant qu’une lumière !
Sur ce grand souvenir je me suis incliné.

Était-ce lui, l’apôtre intrépide au cœur tendre,
Qui, réveillant la cloche au fond des vieux oublis,
Venait renouveler pour les ensevelis
« Le plaisir nompareil qu’ils prenoient à l’entendre » ?

Au charme évocateur et magique des sons,
Un peuple mort s’est réveillé dans ma pensée ;
Mon cœur a pris le deuil de sa gloire passée,
Que par notre silence ingrat nous offensons.

La cloche fit chanter l’écho des murs antiques ;
Et les chœurs endormis depuis le temps jadis,
Fervents ainsi qu’aux jours des nobles fleurs de lys,
Dans l’église déserte ont redit leurs cantiques.

Je t’évoquais, cloche des deuils et des adieux.
Et cloche des fiertés joyeusement sonore,
Saluant par ton chant virginal dans l’aurore,
Le chef Tacouérima toujours victorieux !

Je t’entendais frémir d’allégresse au baptême,
Saluer le secret profond de l’Ostensoir,
Convier les croyants à l’oraison du soir.
Et sur les trépassés gémir l’adieu suprême.

Je t’évoquais, sonnant bien loin dans l’Autrefois,
Pour le retour du brave à la plage natale,
Pour le pêcheur perdu dans la brume automnale,
Et qui revient au port, appelé par ta voix.

Je revoyais aussi les sveltes sauvagesses,
Au frôlement silencieux de leurs souliers
S’avancer vers l’autel avec les fiers guerriers,
En inclinant leur front orné de noires tresses.

Je t’entendais encor, dominant tout le bruit
De la bourgade en feu, quand ton bronze tragique,
Parmi les hurlements de la folle panique,
Jeta les sons affreux du tocsin dans la nuit.

J’évoquais tes Noëls perdus... Mais la rafale
S’engouffrant dans la nef, éteignit mon flambeau.
La nuit m’enveloppa d’horreur près du tombeau,
Et l’aile de la Mort effleura mon front pâle.

« Dongne don ! dogne don ! » gémit l’airain plus bas
Dans l’épouvantement des profondes ténèbres.
Un frisson glacial parcourut mes vertèbres,
Car j’avais reconnu le rythme lent du glas.

Comment suis-je sorti vivant de cette tombe ?
Je ne sais quels esprits m’ont entraîné dehors,
Mais après tant de jours écoulés depuis lors,
Le tintement fatal dans ma mémoire tombe !

Le souffle furibond de l’ouragan s’accrut,
La plainte résonna, plus lugubre et plus longue :
Dongue ! dongue-dongdon ! daïngne ! don ! dôgne-dongue !
Puis l’ouragan fit trêve et la cloche se tut.

L’âme de Nelligan m’a prêté son génie
Pour clamer : Qui soupire ici des désespoirs ?
Cloche des âges morts sonnant à timbres noirs,
Dis-moi quelle douleur vibre en ton harmonie !

Un affreux tourbillon fit rugir la forêt
Et les flots fracassés sur la rive écumante ;
Alors je crus entendre, au sein de la tourmente,
Une voix tristement humaine qui criait :

― Je suis l’âme qui pleure au pied de la montagne...
Le roi du fleuve noir... le vieillard du passé...
Devant l’oubli fatal mon fantôme est dressé,
Et le suprême adieu du destin m’accompagne !

Et j’ai dit : ― Descends donc à mon entendement !
Ton verbe aérien loin de mon cœur s’envole,
Car je ne comprends pas si profonde parole.
Alors, tout près de moi, j’entendis clairement :

― Je suis Tacouérima, que le chagrin emporte,
Sur les ailes du vent, au pays montagnais ;
Je viens du souvenir où je veille à jamais,
Et j’ai sonné le glas de ma nation morte !

Collection: 
1891

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