I
Le chêne aux flancs noueux dans l'herbe est couché mort ;
Mais du vieux bûcheron c'est le dernier effort ;
Il pose sa cognée et s'accoude au long manche ;
Il se courbe, en soufflant, le pied sur une branche ;
Son morceau de pain noir est gagné pour demain ;
Et, s'essuyant le front du revers de la main :
« Triste et rude métier que de porter la hache !
A ce labeur de mort quel dieu m'a condamné ?
Sur tes plus beaux enfants j'ai frappé sans relâche,
Et je t'aime pourtant, forêt où je suis né !
» Ton ombre est mon pays ; j'y vieillis ; je sais l'âge
Des grands chênes épars sur les coteaux voisins.
Jamais je ne dormis dans les murs d'un village ;
Je ne cueillis jamais le blé ni les raisins.
» Ma mère me berça dans la mousse et l'écorce ;
J'ai, dans un nid pareil, vu dormir mes enfants ;
Et, comme moi jadis, fiers de leur jeune force,
Ils grimpaient, tout petits, sur l'arbre que je fends.
» J'ai compté de beaux jours, hélas ! et des jours sombres
Que savent tous ces bois, complices ou témoins ;
J'ai connu d'autres maux que la faim sous leurs ombres ;
Dans un corps endurci l'âme ne vit pas moins.
» Je la sens s'agiter sous le joug qui m'enchaîne ;
Et l'arbre, gémissant de mes coups assidus,
Parle au noir bûcheron qui fend le cœur du chêne
Comme aux pâles rêveurs sur la mousse étendus.
» J'eus chez vous mon printemps, mes songes, mes chimères,
Arbres qui modérez le soleil et le vent !
J'ai versé sur vos pieds des larmes bien arrières,
Mais pour moi votre miel a coulé bien souvent.
» J'entends parfois de loin monter la voix des villes,
Elle m'arrive en bruits douloureux et discords ;
J'aime mieux écouter ces feuillages mobiles
D'où pleut un frais sommeil sur l'âme et sur le corps.
» D'ailleurs, la voix qui siffle en traversant l'érable,
Le son calme et plaintif qui s'exhale du pin,
Ont un écho dans moi, profond, vague, ineffable
Dont j'écoute en tous lieux le murmure sans fin.
» Si j'ai vos bras noueux, vos cheveux longs et rudes,
J'ai mes chansons aussi, mes bruits graves et doux,
Et sur mon front ridé le vent des solitudes,
O chênes fraternels, frémit comme sur vous !
» En ennemi, pourtant, sur ces monts que j'outrage,
La hache en main, frappant tous mes hôtes chéris,
Liés en vils faisceaux pour un sordide usage,
Des rameaux et des troncs j'entasse les débris.
» Aussi mon âme est triste et j'ai le regard sombre ;
Destructeur des forêts, je me suis odieux ;
J'ai déjà dépouillé cent arpents de leur ombre ;
J'ai fait place aux humains ; pardonnez-moi, grands dieux !
» Mais c'est la pauvreté qui par moi vous profane,
Saints temples des forêts, arbres que j'aime en vain !
Pour mes fils affamés dans ma pauvre cabane,
Chaque arbre, hélas ! qui tombe est un morceau de pain.
» La pauvreté ! c'est elle avec qui ce fer lutte ;
Elle fait taire en moi ces choses que j'entends ;
C'est elle qui renverse, en pleurant sur sa chute,
Pour les besoins d'un jour, le chêne de cent ans.
» Heureux ! — si le bonheur visite un riche même,
Loin de cette ombre antique où parle un dieu caché, —
Heureux le laboureur, heureux celui qui sème
Et reçut des aïeux son champ tout défriché !
» Il ne récolte pas son pain du sacrilège ;
Tranquille en son labeur, ignorant mes combats,
Il n'a jamais sapé le toit qui le protège,
Ces vieilles amitiés qu'en frémissant j'abats.
» Adieu les troncs divins qu'un peuple immense habite,
Les abeilles et l'homme et les oiseaux du ciel,
Tours que le vent balance et dont le flanc palpite
Ruisselant de fraîcheur, d'harmonie et de miel 1
» Il en reste un... marqué du sceau fatal du maître,
Mon plus cher souvenir... à frapper quelque jour,
Mon vieil hôte, du bois l'ornement et l'ancêtre ;
A lui de s'écrouler... Puis ce sera mon tour ! »
II
Frappe, ô vieux bûcheron, et détruis sans murmures :
Les anciennes forêts pour la hache sont mûres.
L'orage est, comme toi, terrible et bienfaisant.
Oui, votre office est rude et ton fer est pesant :
Car ces bois sont pour toi consacrés par des tombes,
Ces rameaux ont porté le nid de tes colombes,
Et ce chêne entouré d'un culte filial
Prêta sa mousse épaisse à ton lit nuptial ;
Dans le vague sommeil où son ombre te plonge,
De tes jeunes saisons le rêve se prolonge.
Il est dur de saper et de jeter au feu
Les vieux piliers du temple où l'on a connu Dieu.
Mais des vallons obscurs et peuplés de fantômes
Aux ailes d'or du jour il faut ouvrir les dômes,
Pour qu'un soleil fécond fasse, en dardant sur eux,
Fuir de l'humide sol les esprits ténébreux,
Et, préparant les champs à des moissons prochaines,
Livre à des bras humains le royaume des chênes.
Dieu le veut, les cités déplacent les forêts,
Et le désert souvent suit la cité de près.
Comme l'arbre, à son jour, quitte ou reprend sa feuille,
Quoi que fasse en ses flancs la ruche et qu'elle veuille,
Ainsi, docile au vent toujours prêt à souffler,
Le monde en ses saisons doit se renouveler.
Sur les coteaux ombreux pour qu'un peuple y fourmille,
Fais place avec la hache à ta jeune famille ;
Là, sous les cerisiers encor rouges de fruit,
Mille bruns moissonneurs souperont à grand bruit ;
De beaux enfants joufflus, rentrant le soir aux granges,
Passeront en chantant sur le char des vendanges,
Et les joyeux voisins viendront se convier
A rompre le pain blanc au pied de l'olivier.
Et tout ce peuple heureux des vastes métairies,
Uni pour le travail en douces confréries,
Célèbre en ses chansons l'ancêtre courageux
Qui de l'âge de fer vit les jours orageux,
Prépara le désert à la culture humaine,
Et, pour faire à ses fils un plus libre domaine,
Brava, tout en pleurant l'ombre qu'il adorait,
L'amour et la terreur de l'antique forêt.