La Dernière Fée

 
Entré dans ces jardins, l’homme s’y renouvelle ;
L’œil est plus clairvoyant, la nature est plus belle ;
On vient, tout est nouveau, rien ne semble inconnu ;
On l’avait dans le cœur, on s’en est souvenu.
La fleur qu’en d’autres champs on dédaignait la veille,
Cueillie en ces doux lieux paraît une merveille.
Les oiseaux chantent mieux sur des arbres plus verts.
Qui donc s’est transformé, notre âme ou l’univers ?
Rien ; le cœur bat de même et la terre gravite ;
Mais un hôte meilleur tous les deux les habite.
Ainsi quand sur nos pas, la main dans notre main,
Un envoyé du ciel revêt le corps humain,
Il nous est tout pareil, son front n’a rien d’étrange,
L’œil ne voit qu’un mortel, l’esprit adore un ange.

Dans ce monde imprévu, le chanteur chevalier
Se guidait seul, ainsi qu’en un lieu familier.
Jamais de son passé plus vivantes images
N’ont mieux rempli son cœur et reçu plus d’hommages,
Et, s’il en croit ce cœur, jamais il n’a goûté,
Jamais, avant ce jour, il n’a vu la beauté.
C’est un homme nouveau, comme après le baptême,
Guéri, plus fort, plus pur, mais qui reste lui-même.

Jusque dans son harnais par les combats terni,
Rien ne s’était changé, tout s’était rajeuni :
Panache et lambrequins revenaient sur son casque,
Comme sur un vieil arbre un feuillage fantasque ;
Comme un ciel dont la pluie a nettoyé l’azur,
La cuirasse éclatait d’or sur un acier pur ;
Sur l’écu, dont la rouille en un moment s’efface,
Les émaux reverdis brillaient comme une glace ;
Sellé, harnaché d’or, à l’ombre d’un tilleul,
Bayard impatient hennit avec orgueil ;
La harpe, hier encore oubliée ou perdue,
Résonne avec la brise aux rameaux suspendue.

Le preux dans ce doux monde errait en liberté,
Ne sachant s’il marchait ou s’il était porté ;
Joyeux et confiant, il parcourait en maître
Ces prés vierges encor, croyant les reconnaître.
Il revoyait plus beaux, dans ce frais paradis,
Tous les lieux où son cœur avait saigné jadis.
Là, comme entre les pins, une cime de neige
Blanche au-dessus d’un bois noir, touffu, mais sans piège,
Montait la Tour d’ivoire ; un soleil d’Orient
Illuminait son front candide et souriant.
On eût dit ces créneaux doués de la parole.
De ce nid de colombe un chant léger s’envole,
Un appel, une voix qui convie ; et le preux
Montait d’un pas réglé sur ces rythmes heureux.

CHŒUR.

Toi qui veux prendre à toute chose
Ce que la main n’y peut saisir ;
Qui rêves l’éternelle rose,
Des amours où l’on se repose,
Un bonheur exempt de désir ;

Toi qui poursuis la beauté pure,
Le lis que nul doigt n’a terni ;
Toi qui veux aimer sans mesure.
Savourer ta douce blessure
Et t’enivrer de l’infini,

Suspends tes armes en trophée :
C’est ici l’éclatant séjour
Où toute guerre est étouffée,
Où règne la dernière fée,
Où fleurit le dernier amour.

Viens t’asseoir, tu verras près d’elle
Tes pleurs séchés, tes maux guéris ;
C’est la sœur que ton âme appelle ;
C’est la dernière et la plus belle
Qui reste aux bois de leurs Péris.

Dans la forêt joyeuse et folle,
Quand l’arbre du Christ fut plante,
Le jour où la dernière idole,
Où l’essaim trompeur et frivole
Fuyaient ce lieu désenchanté ;.

Où les fleurs dont le suc enivre
Mouraient à l’ombre de la croix,
Une fée a lu le Saint-Livre ;
Et Dieu lui donna de survivre
Et la fit reine de ces bois.

Car elle a pris à l’Évangile
Ses inexprimables douceurs ;
Elle est plus simple et moins fragile,
Elle est faite d’une autre argile
Que la plus pure entre ses sœurs.

Elle est docile, humble, apaisée,
Cachant ses discrètes vertus ;
Et les anges l’ont baptisée
De quelques gouttes de rosée
Avec une fleur de lotus.

Ce baptême a fixé son âme ;
Jadis fleur, oiseau, rayon d’or,
Brise ou vapeur, rosée ou flamme,
La Péri devint une femme...
Tout son pouvoir lui reste encor.

Un ermite est venu proscrire
Le Sylvain, le Faune indiscret,
Les dieux de la danse et du rire ;
Mais la fée a gardé l’empire
Des doux rêves dans la forêt.

Fouille les monts et les vallées,
Plus d’autre fée ou de lutin ;
Toutes ces belles désolées
Tu sais qu’elles sont envolées
Avec les brumes du matin :

L’une ardente et qui t’a fait boire
Dans sa rose un acre poison,
Et la folle aux ailes de moire,
Et la sombre à l’écharpe noire
Qui t’endormait sur le gazon.

Renonce à leurs molles caresses ;
À l’ombre des bois chevelus
Ne rêve plus d’autres ivresses ;
Ces terribles enchanteresses
Tu ne les rencontreras plus.

Ma tour en cache une plus belle ;
Viens ! subis son charme vainqueur,
En vain tu lui serais rebelle,
Tu ne verras jamais plus qu’elle
Dans la nature et dans ton cœur.

Il marche et, vers la tour, suit la voix qui l’invite ;
Ce chant le contenait, s’il s’élançait trop vite.
Il va, d’un pas égal, humble, et franchit le seuil ;
Sur les cent degrés d’or il monte sans orgueil,
Il entre. Une lueur, à chaque instant croissante,
Dès l’abord inondait la salle éblouissante.
Au milieu, sur un trône aux multiples couleurs
Fait d’un arbre vivant tout couvert de ses fleurs,
Est assise une femme où trône une statue ;
D’une blancheur de neige elle était revêtue,
Lumineuse, immobile en son geste charmant
Comme une étoile fixe au fond du firmament.
La sereine clarté qui l’enveloppe toute
Semble de son beau corps émaner goutte à goutte,
Et circule autour d’elle en de si chauds torrents
Que la voûte et les murs deviennent transparents ;
Et le regard, sans rien qui l’arrête ou le voile,
S’étend, comme en plein ciel des sommets d’une étoile.

Pénétré jusqu’au cœur de ce jour calme et doux,
Le chevalier s’incline et fléchit les genoux
Et, sans lever les yeux sur l’éclatante image,
Se reconnaît vassal et prête son hommage.
Or, du milieu des fleurs, la fée aux doigts de lis
Tout à coup de son voile écarte les longs plis
Et la rustique enfant, l’innocente sirène,
Aussi fraîche, apparaît dans ses habits de reine.
L’amoureux reconnaît ce qu’il avait aimé :
Sur ce front, dans ces yeux, rien ne s’est transformé ;
C’est la même, et pourtant elle est plus belle encore ;
Des grâces du bonheur sa beauté se décore,
Et, dans cet appareil de l’amour triomphant,
L’ange a pu révéler ce que voilait l’enfant.
Et leurs mains se joignaient, dans une douce étreinte ;
Et le respect entre eux restait pur de la crainte ;
Et les tendres discours achevés par les yeux
Mêlaient et confondaient ces deux esprits joyeux.

— « Je vous devinais bien, et l’humble pastourelle
Était mieux qu’une reine, était une immortelle. »

— « J’étais, quand j’ai senti pour la première fois,
J’étais moins qu’une fleur, moins qu’un oiseau des bois ;
Un souffle eût dissipé mon âme aérienne ;
J’étais à peine un rêve avant d’être chrétienne ;
Et mon âme impalpable, à travers le ciel bleu,
Reçut son corps de vierge en s’élançant vers Dieu.
Sur tout ce qui sourit, vole, embaume et soupire,
Sur la brise et les fleurs je garde un vague empire ;
Mais mon sort fut lié par un enchantement
A celui d’un mortel f d’un autre cœur aimant.
Il fallait que la fée, afin de rester femme,
D’unir les deux splendeurs de la forme et de l’âme,
Sût, au printemps marqué, d’un amour idéal
Inspirer dans ces bois un chevalier féal.
Un seul jour me restait, et j’allais disparaître...
Vous m’aimez ! après Dieu vous m’avez donné l’être.

— « Vous m’avez arraché, dans ma profonde nuit,
Au sombre esprit du mal qui seul m’aurait conduit ;
Et des hôtes méchants de la forêt impure,
Vos yeux m’ont préservé bien mieux que mon armure.
Mais, pourquoi, l’immortelle en quête d’un amant,
Voiler sa royauté sous un déguisement ?
Pourquoi, bergère usant d’un si long stratagème,
Ne m’avoir rien montré que l’ombre de vous-même ?

— « Si j’ai ces quelques dons, cachés à mon miroir,
Qu’aidés de votre cœur, vos yeux ont cru me voir,
Si, sous l’habit grossier d’une humble bergerette,
J’ai voulu me garder dans une ombre discrète,
C’est qu’en mon faible cœur tout prêt à se donner
C’était à votre cœur de lire et deviner.
Ce qu’on chérit surtout dans l’autre âme qu’on aime,
C’est le joyau secret qu’on a trouvé soi-même ;
Après que le trésor s’est pleinement ouvert,
On croit posséder mieux ce qu’on a découvert ;
Et pour mieux être à vous, j’ai voulu, je le gage,
Être une découverte, ou plutôt votre ouvrage.

— « S’il faut, pour le réduire et le mieux faire sien,
Connaître un cœur à fond, vous m’appartenez bien !
J’ai pénétré, j’ai vu briller votre âme entière,
Comme je vois ce front dans un flot de lumière.

— « L’éclat des fleurs varie avec l’éclat du jour ;
Ce que j’ai de beauté me vient de votre amour. »

Et, sur l’échelle d’or promenant leur extase,
Ils parcouraient la tour du sommet à la base,
Les salons constellés du feu des diamants,
Et, dans un demi-jour, mille réduits charmants.
Puis à travers les bois, les vergers, les prairies,
Pas à pas, ils cueillaient la fleur des rêveries ;
Goûtaient, en souriant, sur des arbres amis
Tous les fruits délicats au pur amour permis.
Parfois ces deux aiglons, ou ces deux hirondelles,
Jusqu’au fond de l’azur volaient à tire-d’ailes
Leur âme, en ses élans fiers ou capricieux,
Des sublimes pensers parcourait les dix cieux.
Ce couple allait ainsi, gai, souriant, austère ;
Tantôt perçant le ciel, tantôt rasant la terre ;
Comme aux jours de l’Éden le premier couple humain,
Ils glissaient dans les fleurs en se tenant là main.
La vipère infernale expirait sur l’entrée ;
Car la croix dominait cette chaste, contrée.

Ils se disaient tout bas des mots inachevés
Et compris sans parole aussitôt que rêvés :
Un regard, un soupir, une main mieux pressée,
Je ne sais quel accent achevaient leur pensée.
Ces deux cœurs se mêlaient comme deux coupes d’or
Qui du miel et du vin se versent le trésor ;
Dans le doux sacrifice offert d’une même âme,
L’un répandait l’encens, l’autre attisait la flamme.
Ainsi, pour louer Dieu dans un hymne commun,
Le ciel donne une brise et la terre un parfum.
C’étaient de longs propos, mais un plus long silence
Où l’esprit se recueille et tout à coup s’élance,
Où le rêve poursuit le geste commencé,
Où tout s’exprime, enfin, sans un mot prononcé.

Le jardin tout entier s’était fait leur complice :
Les oiseaux dans les nids, la fleur dans son calice,
L’arbre avec ses rameaux, l’herbe au fond des sillons,
Dans les blés la cigale et les humbles grillons,
La couleur du nuage et le bruit des fontaines,
Le profil rougissant des montagnes lointaines,
La nature attentive avec sa voix de sœur
Traduisaient aussitôt ce que sentait le cœur.
Et, rien qu’à l’écouter, si joyeuse et si tendre,
Rien qu’à la voir, l’un l’autre ils pouvaient se comprendre ;
Tant les vives splendeurs, tant les bruits d’alentour,
N’étaient rien qu’un reflet, qu’un écho de l’amour.

HYMNE.

« D’où viens-tu, feu subtil, âme qui me pénètre,.
Que tout être, aujourd’hui, verse dans tout mon être,
Que j’aspire avec l’air, que j’exhale en tout lieu ?
Pour faire ici la terre et mon âme aussi belles,
Toi qui les rajeunis, toi qui me renouvelles,
Amour, n’es-tu donc pas quelque chose de Dieu ?

Comme tu nous remplis de vigueur et de sève !
Comme, à travers l’espace, un essor me soulève !
Pourquoi suis-je investi d’un pouvoir inconnu ?
Dans mon cœur, triste hier, une allégresse abonde ;
Je me sens assez fort pour soulever un monde ;
Entre la vie et moi qu’est-il donc survenu ?

Est-ce un œil qui sourit, une main que je presse,
La longue tresse d’or qui flotte et me caresse,
Est-ce un plus doux accent de cette voix de miel,
Un pli plus gracieux de cette lèvre rose,
Est-ce la beauté seule, une aussi frêle chose,
Qui fait d’un homme un ange et de la terre un ciel ?

Ah ! si rien n’était là, dans ce moment suprême,
Rien de plus que nous deux, rien qu’elle et que moi-même,
Si quelque Dieu sur nous n’était pas descendu,
Comment s’échangeraient ces accords et ces flammes,
Entre le ciel et nous, puis entre nos deux âmes ?
Pourquoi monterions-nous de ce vol éperdu ?

Regarde-moi toujours, prodigue ce sourire !
Que ton cœur à mon cœur ne cesse pas de luire,
Et que ton souffle au mien se vienne encor mêler.
Mais surtout que le dieu, le charme, le mystère,
Ce qui vient, dans l’amour, d’ailleurs que de la terre,
L’ineffable inconnu n’aille pas s’envoler.

Tant qu’il nous portera tous les deux sur ses ailes,
Qu’un invisible aimant, liant nos cœurs fidèles,
Nous tiendra suspendus dans ce rêve enchanté,
Que ton regard de sœur, qui m’apaise ou m’entraîne,
Répandra dans mon sein cette vertu sereine
Plus forte que la mort et que la volupté...

J’irai, j’emporterai l’Olympe inaccessible !
Combats, douleurs, travaux en dehors du possible,
Tout lot devient heureux par l’amour départi.
Mais que l’indifférence éteigne ton sourire,
Que ton cœur, un instant, de mon cœur se retire..,
Et des saintes hauteurs je tombe anéanti. »

Combien, sous ce beau ciel, l’astre qui les caresse
Mesura-t-il d’espace à l’amoureuse ivresse ;
Combien ont-ils cueilli de fleurs dans ce jardin ;
Quel temps les a gardés la tour dans son Éden ?
Peut-être une heure, un jour, peut-être des années !
Le temps ne compte pas ces heures fortunées ;
Entre deux cœurs heureux qui s’aiment librement,
Les jours, l’éternité ne durent qu’un moment.

Ils auraient, oublieux du ciel et de la terre,
Épuisé leur bonheur sans honte et sans mystère ;
De soupir en soupir, dans l’ineffable tour,
Ils auraient consumé leur vie et leur amour,
Si, du rêve et des fleurs s’arrachant la première,
L’ange n’avait parlé, du haut de sa lumière,
De l’humble et saint devoir qui rappelle, ici-bas,
La femme à ses douleurs et l’homme à ses combats ;
Et n’eût au chevalier, étouffant un murmure,
Rendu sa bonne lance et bouclé son armure.

— « Quoi ! partir, disait-il, je me croyais au port ! »

— « L’amour n’arrive au but qu’en traversant la mort ! »

— « Attendons, dans l’extase où notre âme est ravie,
Attendons cette mort sans rentrer dans la vie ! »
 
— « La vie est un devoir. »

                                        — « Vivons dans ces beaux lieux. »

— « Vivons où Dieu nous place, au poste périlleux.
La vie est un combat ; ici l'on se repose :
Sur ce Thabor d’un jour on se métamorphose,
Vers la beauté qu’on cherche on s’avance d’un pas ;
On touche à l’idéal, on ne l’habite pas.
Le bonheur ici-bas n’est qu’un lieu de passage
Où l’on reçoit du ciel un flamboyant message ;
Et, sans brûler nos yeux et notre cœur de chair,
Dieu ne saurait, pour nous, éterniser l’éclair.
Mais l’éclair disparu pourra briller encore,
Sois sûr qu’après la nuit tu reverras l’aurore.
Si tu restes vaillant et fidèle à ta foi,
La tour et ses jardins se rouvriront pour toi ;
Tu sauras traverser, sans nouvelles batailles,

La trompeuse forêt qui cache ces murailles.
La porte, pour toi seul, tournera sur ses gonds.
Tous les monstres vaincus, les géants, les dragons,
Les nains, blottis aux creux des ifs et des érables,
Pour tout autre que toi resteront redoutables ;
Mais tous t’obéiront en esclaves soumis.
Les oiseaux de mes bois seront tous tes amis.
Mes colombes iront, fendant les zones bleues,
Te porter ma pensée à des milliers de lieues.
Toi, pour me revenir, tu feras, en rêvant,
Ton chemin sur des chars plus vites que le vent.
Jour et nuit, sur ton œuvre attentive et penchée,
Par les regards du cœur je te reste attachée.
Ma prière et mes vœux, du haut de ces sommets,
Iront du ciel à toi sans s’arrêter jamais.
Mes doigts ne quittent plus maintenant ce rosaire ;
J’apporterai ma lampe au fond du sanctuaire ;
Et, toute à préparer les fêtes du retour,
Si lointain que tu sois, je t’attendrai toujours.
Je serai là, toujours, prêtant l’âme et l’oreille,
A cent exploits nouveaux dont le bruit m’émerveille.
Seule, entre les créneaux de ma blanche prison,
Je te verrai venir du bout de l’horizon.
Va ! nous aurons encore ici de douces heures ;
L’effort qui les paiera nous les rendra meilleures ;
Et l’enivrant jardin, chastement visité,
Gardera pour nous deux sa mystique beauté.
Tu ne m’ôteras point de mon château d’ivoire ;
J’y serai ton repos et tu seras ma gloire.
De l’invisible dame en prison dans ses fleurs,
Tu porteras bien haut les discrètes couleurs ;
Tu voudras recevoir, de ses mains toujours pures,
Un laurier à ton front, un baume à tes blessures,
Et tu me béniras, doucement prosterné,
Pour ce que je refuse et ce que j’ai donné. »

— « Adieu. J’obéirai ; je pars, rien ne m’effraye ;
Je pense, à chaque lutte, au prix qui me la paye.
Reposé dans l’amour, je me lève assez fort
Pour ne plus désirer ni redouter la mort ;
Et dans ces pleurs sacrés mon âme est retrempée,
Mieux que dans une eau vive on ne trempe une épée.
Un instant de bonheur est le meilleur soleil
Pour nous rendre au combat après un lourd sommeil.
J’ai contre l’ennemi, j’ai, de plus que mes armes,
Ce pieux talisman qui rompt les mauvais charmes,
Ce chapelet de buis de trois fleurs embaumé,
Don de la belle enfant que l’ange a confirmé.
Je gagnerai par lui plus douce récompense ;
Où le fer ne peut rien, il sera ma défense.
Les fantômes impurs qui longent les chemins
S’évanouiront tous à le voir dans mes mains.
Nul ne me l’ôtera par force ou par adresse ;
Et quand il reviendra dans ces mains que je presse,
Teint du sang et des pleurs d’un loyal chevalier,
Il sera digne encor de vous être un collier. »

Or le bon palefroi, sellé pour la bataille,
Hennissait et piaffait au bas de la muraille ;
Et le preux s’élança. D’un vol moins prompt, le vent,
Roule au bord du sentier le feuillage mouvant.
Les arbres, les rochers glissaient comme des ombres,
Et l’éclair de l’acier sillonnait les bois sombres.
Ainsi, pour fuir un lieu qu’on aime, un souvenir,
Un bonheur qu’on abjure et qu’on veut retenir,
Il faut, du cher Éden où le cœur eut sa fête,
Partir comme une flèche et sans tourner la tête.
Jusqu’à l’heure où l’on foule un sol indifférent,
Courir, ô bon cheval, plus vite qu’un torrent !

Il fuyait, il fuyait. Quand il reprit haleine,
La tour était bien loin, il entrait dans la plaine ;
La vie et ses périls pour lui recommençaient :
Car c’était un chemin où les hommes passaient.

Dès lors, à pas comptés, comme une sentinelle,
Il marchait, il veillait pour la lutte éternelle.
Quand s’offrait sur sa route un lieu sûr et discret,
Un vallon sans écho caché dans la forêt,
Le cavalier dans l’ombre y déposait sa lance ;
Ses lèvres et son cœur rompaient le dur silence,
Et l’amoureux chanteur, prenant sa harpe d’or,
Aux couplets comprimés rendait un libre essor.

LA TOUR D’IVOIRE.
BALLADE.

J’ai mon asile et mes délices,
J’ai mon secret et mon amour ;
J’ai bu l’ivresse à pleins calices,
Au fond d’un bois, dans une tour.

La tour est si claire et si blanche,
Qu’on dirait, de loin, tous les soirs,
La lune qui monte, ou se penche,
La lune entre les rameaux noirs.

Un grand bois défend la tour ronde
De tout passant fade ou moqueur ;
Elle est à l’autre bout du monde,
Elle est à deux pas de mon cœur.

Le bois est peuplé de féeries
Trompant l’oreille et le regard ;
Moi, j’ai cueilli dans ses prairies
Des fleurs qu’on ne voit nulle part.

Un autre aurait mis des années
Sans même arriver jusqu’au seuil ;
Moi, ces barrières fortunées,
Je les franchis en un clin d’œil.

Si je pense à ma tour divine,
Pour y voler en un moment,
Je mets la main sur ma poitrine
Et j’y touche mon talisman.

Ma tour, dans sa blancheur de neige,
Sans parler des périls cachés,
Du bois touffu qui la protège,
Est si haute sur les rochers,

Une si forte palissade
Se hérisse autour du coteau,
Que, pour essayer l’escalade,
Ou battre en brèche le château,

Tous les engins, bélier, échelle,
Avec cent mille combattants,
Ne pourraient se frayer vers elle
Un chemin... missent-ils cent ans !

Et moi, pourvu que je réponde,
Ou mon nom, ou l’un de mes vers,
J’arrive en moins d’une seconde ;
Les deux battants me sont ouverts.

Si l'on savait quel doux mystère
Cachent la tour et son verger,
Les rois, des deux bouts de la terre,
Se ligueraient pour l’assiéger ;

Et, jour et nuit, sous ses murailles,
Les guerriers au cœur de lion
Se livreraient plus de batailles
Que jadis autour d’Ilion.

On redit plus d’un conte étrange
Sur la tour au faîte argentin.
C’était la cellule d’un ange ;
Ou d’une fée ou d’un lutin...

Ange ou lutin, la châtelaine,
Dont ces murs gardent les appas,
Moi, je sais que la blonde Hélène
Et Vénus ne l’égalaient pas.

Qui la vit en sa tour d’ivoire
Y voudra toujours revenir ;
Il n’est pas d’amour, pas de gloire
Qui lutte avec ce souvenir.

Mon cœur auprès d’elle y demeure
Et tient tout le reste en oubli ;
J’y veux passer ma dernière heure,
Et j’y veux être enseveli.

Or, par monts et par vaux, seul avec sa pensée,
Joyeux sous l’acier sombre et visière baissée,
Il marche ainsi, chantant, rêvant ou combattant ;
Puis des chemins foulés disparaît un instant,
Comme enlevé d’en haut par une main secrète,
Invisible et porté dans sa douce retraite.

On revoit tout à coup sa lance et son écu
Briller dans quelque lice ouverte au droit vaincu ;
Dès que le ciel, moins rude aux vertus qu’on opprime,
Tient à se faire absoudre en châtiant le crime.
Il vient sans qu’on l’attende, et, tel qui le croit mort,
Sent déjà ses coups sûrs comme ceux du remords.
C’est lui qu’au fond dès bois, sur la route déserte,
La craintive innocence invoque à chaque alerte ;
Lui qui du ravisseur et du sorcier malin
Sauve et conserve purs la vierge et l’orphelin ;
Lui, le chevalier noir, que l’on craint et qu’on aime,
Qui, sans être appelé, paraît au jour suprême ;
Qui seul, dans les palais, va défier les rois.
On en fait maints récits moins beaux que ses exploits ;
Il nous a tous aidé de son cœur, de sa lame,
Mais nul n’a su son nom, ni celui de sa dame.

Collection: 
1832

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