La Comédie

 
Toi qui, dans un miroir agréable et fidele,
Présentant l’homme à l’homme, amuses ton modele,
Nous reproduis nos traits, nos mobiles travers,
Et ais, en te jouant, corriger l’univers,
Souris à mes accens, viens, folâtre Thalie,
Échauffe mes leçons du feu de la saillie,
Apprends-moi tes secrets, et ne me cache rien
Des mysteres d’un art, interprete du tien.
Ô vous, que de cet art ont séduit les délices,
La palme qu’il promet croît sur des précipices.
Aux succès éclatans vous prétendez en vain,
Si les cieux n’ont en vous transmis ce feu divin,
Cette source de vie aux humains apportée,
Mobile universel ravi par Prométhée,
L’esprit enfin, l’esprit, invisible flambeau,
Qui du monde encor brute éclaira le berceau.
Quels plaisirs sont piquans, s’il ne les assaisonne ?
C’est par lui que l’on pense et par lui qu’on raisonne.
Vous pourrez bien sans lui répandre quelques pleurs,
Cadencer noblement de tragiques douleurs,
De même en imposer aux spectateurs crédules ;
Mais lui seul voit, saisit, et peint les ridicules.

Osez donc vous connoître, et vous interroger.
Enlevez au public le droit de vous juger.
N’allez point sur la scene étaler votre enfance,
Au parterre assemblé prouver votre ignorance,
D’un rire avilissant provoquer les éclats,
Balbutier des vers que vous n’entendrez pas,
Végéter et vieillir dans cette ignominie,
Salaire accoutumé des bouffons sans génie.
Mais ce n’est point assez de ce feu créateur :
Tremblez ; l’homme d’esprit est loin du grand acteur.
Tel croit être formé, qui ne fait que de naître.
Pour peindre la nature, il faut la bien connoître ;
En tout tems, en tous lieux, il faut la consulter,
La consulter encore, et puis la méditer.
Elle est belle, féconde, et sublime à tout âge.
Dans les jeux de l’enfance épiez son langage :
Observez les vieillards et leur air ombrageux,
Du jeune homme inquiet les desirs orageux,
L’épouse avec l’époux, le fils avec le pere,
Et la fille attentive aux leçons de sa mere.
C’est là que l’on saisit ce ton de vérité,
Que l’effort du travail n’a jamais imité.
C’est là que l’on se rit de ces jeux froids et tristes,
De ces vils histrions, l’un de l’autre copistes,
Et que l’acteur entr’eux comparant les objets,
Va ravir de son art les plus nobles secrets.

Les préceptes de l’art sont toujours arbitraires.
Ceux-ci semblent trop doux, et ceux-là trop séveres ;
Et l’on a vu souvent de graves précepteurs,
En donnant des leçons, consacrer des erreurs.
La nature elle seule est un guide fidelle,
Et tous les vrais talens sont éclairés par elle.
Occupé du spectacle, et non des spectateurs,
Faites toujours valoir vos interlocuteurs.
Pour laisser de chacun ressortir la partie,
Étudiez des tons l’heureuse sympathie.
Lorsque l’un s’affoiblit, l’autre devient trop fort.
Comme dans un concert, il faut prendre l’accord.
De la tradition rejetant la chimere,
Jouez d’après votre ame et votre caractere.
Comment fixer des tons d’âge en âge transmis ?
À ces bizarres loix Dorilas fut soumis.
Sans cesse il consultoit ce miroir infidele,
Que le tems, chaque jour, obscurcit de son aile.
Servile imitateur, bouffon fastidieux,
Il n’auroit point osé se montrer à nos yeux,
S’il n’eût de son aïeul arboré la rondache,
Les antiques canons, et sur-tout la moustache.
Il mettoit son orgueil à le représenter ;
Répétoit ses accens qu’il s’étoit fait noter ;
De rien imaginer affectoit le scrupule,
Et par tradition fut sot et ridicule.

Des rôles différens parcourons les beautés ;
Combinons leur esprit, et leurs difficultés.
À mes premiers regards s’offrent les caracteres.
C’est là qu’il faut de l’art épuiser les mysteres,
Contraindre sa chaleur, soudain la déployer,
Descendre, s’élever, et se multiplier,
Unir adroitement la force à la souplesse ;
Se variant toujours, se ressembler sans cesse ;
À l’auteur en défaut quelquefois ajouter,
Et créer d’après lui, pour mieux exécuter.
Il est des traits saillans que j’aime et que j’admire :
L’art ne les fixe point, le moment les inspire.
Un silence éloquent est souvent un bon mot ;
Un bon mot disparoît, quand l’acteur n’est qu’un sot.
Nous représentez-vous la sombre humeur d’Alceste,
Qui maudit et veut fuir les humains qu’il déteste ?
Que votre abord soit dur, votre front sourcilleux,
Votre voix seche et brusque, et votre oeil nébuleux.
Exprimez bien sur-tout ces fougues de tendresse,
Dont il vient amuser sa volage maîtresse ;
Qu’on reconnoisse en vous un mortel égaré,
Qui hait jusqu’à l’amour dont il est dévoré.
Du poëte agité m’offrez-vous la manie ?
Mettez dans votre jeu les écarts du génie.

Jouez-vous le Tartuffe ? Observez d’autres loix ;
En sons pieux et lents mesurez votre voix :
De ce fourbe imitez le mystique sourire,
Lorsque son oeil dévot s’attache sur Elmire ;
Lorsque, laissant errer une indiscrete main,
Des genoux chatouilleux il monte jusqu’au sein ;
Avec suavité médite un adultere,
Et veut, au nom de Dieu, déshonorer son frere.
Que votre air, tour-à-tour, soit ferme et radouci :
Là, soyez prosterné, mais commandez ici.
Le rôle du joueur veut une ame brûlante.
Que toujours l’action y soit vive et saillante.
Paroissez sur la scene, égaré, furieux,
Pâle, défiguré, le chapeau sur les yeux.
Renversez ces fauteuils, que vous croyez complices ;
Roland du lansquenet, ébranlez les coulisses.
Au seul nom de trictrac, frémissez de courroux.
Le dez fatal vous suit, et roule encor pour vous.
Il est plus d’une palme à la cour de Thalie.
L’un consacre aux vieillards une voix affoiblie,
Nous retrace leurs moeurs, leurs penchans clandestins,
Et leur crédulité pour des fils libertins.
Cet autre, qui de soi prudemment se défie,
Se sent, pour les niais, formé par sympathie.
Cet autre enfin, prenant un essor qui lui plaît,
Obéit à son goût, et s’érige en valet.
Songes-y. Dans ce genre auquel tu te destines,
Pour cueillir quelques fleurs à travers mille épines,
As-tu reçu des cieux ce naturel plaisant,
Cet art, cet heureux don, le don d’être amusant,
La volubilité d’un organe mobile,
Un corps alerte et souple, un esprit versatile ?

Voit-on étinceler dans ton regard mutin,
Et l’amour de l’intrigue, et la soif du butin,
La trahison, l’adresse, et cette effronterie,
Dont l’intrépidité sied à la fourberie ?
Quelquefois un valet, novice dans son art,
De la publique joie ose prendre sa part ;
Et ne sachant sur lui garder aucun empire,
Rit de ce qu’il a dit, ou de ce qu’il va dire.
C’est usurper nos droits : le jaloux spectateur
S’attriste avec raison du plaisir de l’acteur.
Le personnage seul nous plaît et nous étonne ;
Tout le charme est détruit, dès qu’on voit la personne.
Ne te livre jamais à ce rire empesé,
Et sache être amusant, sans paroître amusé.
Loin cependant l’acteur que son talent ennuie ;
Il doit être chassé de la cour de Thalie.
C’est un hibou qui vient, sous des berceaux naissans,
Effrayer Philomele, et troubler ses accens.
L’ingénieux Armand, ce Nestor du théatre,
Oublié par le tems, étoit encor folâtre.

Que j’aimois son adresse et sa naïveté !
Son oeil étinceloit du feu de la gaîté ;
Mais, rempli de l’objet qu’il avoit à nous peindre,
Sous un flegme éloquent il savoit la contraindre ;
Au plaisir qu’il donnoit il savoit se borner,
Et sans montrer le sien, le laissoit soupçonner.
Ainsi qu’un jour nouveau suit le jour qui s’efface,
Lorsqu’un talent s’éclipse, un autre le remplace.
Poisson, qui si long-tems amusa tout Paris,
Descendoit dans la tombe, escorté par les ris.
Préville vient, paroît, il ranime la scene ;
Et Momus aisément fait oublier Silene.
Préville !... ennuis, fuyez ; fuyez, soucis affreux ;
Son nom est un signal pour rallier les jeux.
Les muses m’ont appris qu’une douce démence,
Qu’un rire universel a fêté sa naissance.
Mille silphes légers, soulevant le rideau,
Se jouoient et dansoient autour de son berceau.
Il reçut le grelot des mains de la folie ;
En bégayant encore, il vola vers Thalie.
Pour lui seul la nature est sans déguisement,
Comme la jeune amante aux yeux de son amant.
Acteur ingénieux, je te dois cet hommage :
Ainsi que nos plaisirs, ces vers sont ton ouvrage.
Que du lierre immortel ton front soit décoré ;
Qui fait rire son siecle, en doit être adoré.
Pour les rôles d’amans si l’instinct vous décide,
Servez-vous à vous-même et de juge et de guide.

Dans cet emploi brillant peu d’acteurs sont parfaits :
Adorés sur la scene, il leur faut des attraits,
Un abord séduisant, un regard vif et tendre,
Un silence qui parle et qui se fasse entendre,
Le son de voix touchant, le maintien gracieux,
L’art de flatter l’oreille et de charmer les yeux.
Savez-vous ce que peut un éloquent sourire ?
Tous ces riens de l’amour, savez vous les bien dire ?
Pour le représenter, avez-vous ses appas ?
Il enlaidit toujours ceux qu’il n’embellit pas.
Charmant, vous n’avez rien et vous devez tout craindre,
Si vous ignorez l’art d’exprimer et de peindre,
De produire au dehors ces orages du coeur,
Ces mouvemens secrets, ces instans de fureur,
Ces rapides retours, cette brûlante ivresse,
Les transports de l’amour et sa délicatesse.
Un rôle est à la fois, tendre, emporté, jaloux :
Ces contrastes frappans, il faut les rendre tous.
Paisible adorateur, là, bornez-vous à plaire :
Ici, que votre front s’enflamme de colere.
Sachez sur-tout, sachez comment, d’un oeil serein,
On vient rendre un portrait, que l’on reprend soudain,
Comme on traite un objet que l’on croit infidelle,
De quel air on lui jure une haine immortelle,
Avec quelle contrainte on feint d’autres amours,
Et comment on le quitte, en revenant toujours.
Évitez cependant une chaleur factice,
Qui séduit quelquefois, et vit par artifice ;
Tous ces trépignemens et des pieds et des mains,
Convulsions de l’art, grimaces de pantins.
Dans ces vains mouvemens qu’on prend pour de la flame,
N’allez point sur la scene éparpiller votre ame.
Ces gestes embrouillés, toujours hors de saison,
Ne sont qu’un froid dédale, où se perd la raison.
Un acteur a paru, plein d’ame et de finesse ;
Il sent avec chaleur, exprime avec justesse :
Pour briller, pour séduire, il a mille secrets,
Et créa des moyens qu’on ne connut jamais.
Transportant dans son jeu l’ivresse de son âge,
Il a su des amans rajeunir le langage,
Des rôles langoureux anime la fadeur,
Fait sourire l’esprit, et sait parler au coeur.
Aimez-vous mieux jouer et corriger ces êtres,
Automates brillans, qu’on nomme petits-maîtres ?
Portez la tête haute, ayez l’air éventé,
La voix impérieuse, et le ton apprêté.
Que votre oeil clignotant, et foible en apparence,
Sur les objets voisins tombe avec indolence :
Que tout votre maintien semble nous annoncer
Qu’au sexe incessamment vous allez renoncer,
Que chaque jour pour vous fait éclorre une intrigue,
Qu’un plaisir trop goûté dégénere en fatigue ;
Et paroissez enfin, excédé de vos noeuds,
Accablé de faveurs, et bien las d’être heureux.

Mais ce ton, ces dehors exigent de l’étude.
Pour contrefaire un fat, il faut de l’habitude.
Voyez nos élégans, et nos gens du bel-air ;
C’est aux plaines du ciel que se forme l’éclair.
Allez, et parcourez ce magique théatre
D’un monde qui se hait, et pourtant s’idolâtre.
Étudiez à fond l’art des frivolités,
Le savant persifflage et les mots usités ;
De vos cercles bourgeois franchissez les ténebres,
Obtenez quelques mois de nos femmes célebres.
Leur entretien, utile à vos sens rajeunis,
Vous enluminera du moderne vernis.
Instruisez-vous des soins, des égards que mérite
La femme que l’on prend, et celle que l’on quitte.
Dissertez sans objet, riez avec ennui ;
Le monde est vain et sot, soyez sot avec lui,
Et revenez, tout fier de cent graces nouvelles,
De leurs propres travers amuser vos modeles.
C’est ainsi que l’abeille, aux approches du jour,
Vole dans les jardins et les prés d’alentour ;
Et disputant la rose au jeune amant de Flore,
Lorsqu’elle a butiné les dons qu’il fait éclore,
Revient dans son asyle obscur et parfumé,
Déposer le trésor du miel qu’elle a formé.

De la scene échappé, Baron jeune et frivole,
Dans les cercles admis, en paroissoit l’idole.
Les plus fieres beautés se disputoient ses voeux ;
C’étoit Agamemnon que l’on rendoit heureux ;
Et, toujours souverain aux pieds de ses maîtresses,
Sur sa liste galante il compta des duchesses.
Mais craignez d’abuser d’un conseil imprudent.
L’acteur n’est plus qu’un sot, s’il devient impudent.
Notre foiblesse à tort le flatte et le ménage,
Si la fatuité survit au personnage.
Votre état est de plaire, et non de protéger.
Redoutez le public, il aime à se venger.
Lorsqu’on veut s’élever, il faut savoir descendre.
D’un puérile orgueil que pouvez-vous attendre,
Quand le premier valet se rit de vos hauteurs,
Et va pour son argent siffler ses protecteurs ?
Toi qui prétends briller dans les scenes burlesques,
D’un monde moins poli consulte les grotesques :
De nos originaux folâtre observateur,
Joins l’étude du sage aux talens de l’acteur.
Viens, parcours tous les lieux où le peuple déploie,
Autour d’un ais brisé, son humeur ou sa joie.
Prends cette humble escabelle, ose, et vuide avec lui
Ce broc de vin fumeux, arrivé d’aujourd’hui.

De ces mortels grossiers apprends l’art de nous plaire ;
Tous leurs traits sont frappans, et rien ne les altere.
Ici, c’est un vieillard de rides sillonné,
Et d’un essain d’enfans toujours environné.
Courbant son corps usé sur un bâton rustique,
Il se fait craindre encor par sa gaîté caustique.
Chacun à ses dépens veut en vain s’égayer ;
Des rieurs prévenus il rit tout le premier.
Voyez-vous ce Silene, au dos rond et convexe,
Heurter tous ses voisins de son pas circonflexe,
Injurier cet arbre, et prêt à trébucher,
Manquer toujours le but qu’il va toujours chercher ?
Plus loin, deux champions furieu, hors d’haleine,
S’arment, les poings fermés, pour quelque grosse Hélene.
Tel objet est choquant dans la réalité,
Qui plaît au spectateur, s’il est bien imité.
Vadé, pour achever ses esquisses fideles,
Dans tous les carrefours poursuivoit ses modeles ;
De ce costume agreste ingénu partisan,
Interrogeoit le pâtre, abordoit l’artisan.
Jaloux de la saisir sans masque et sans parure,
Jusques aux Porcherons il chercha la nature.
Étoit-il au village ? Il en traçoit les moeurs,
Trinquoit, pour les mieux peindre, avec des racoleurs ;
Et changeant, chaque jour, de ton et de palette,
Crayonna, sur un port, Jérôme et Fanchonnette.

Ces aimables mortels, dont les noms adorés
Sont aux fastes des jeux pour jamais consacrés,
Arbitres délicats des plaisirs de l’autre âge,
De la divine orgie avoient admis l’usage,
Chez les Aubry du tems passoient les jours entiers,
Et puisoient dans le vin l’oubli des créanciers.
Craignez de travestir, baladins subalternes,
Ces libertins titrés, en buveurs de tavernes.
Faites-en des Chaulieux et des Anacréons,
À qui tous les amours ont servi d’échansons.
Que toujours, à travers les brouillards de l’ivresse,
Malgré tous vos écarts, le courtisan paroisse ;
Et ne confondez point, dans vos pesans croquis,
Le délire d’un rustre et celui d’un marquis.
Bellecourt de ces traits a saisi la finesse.
Son bachique enjoûment n’est jamais sans noblesse ;
Soit que, quittant la table encor tout délabré,
D’un essain de buveurs il revienne entouré,
Étourdir un vieillard par des discours sans suite,
Et lui balbutier des leçons de conduite ;
Ou soit que, plus rassis, et gaîment indiscret,
Il démasque en riant l’usurier Turcaret.
Vous que l’âge a mûris et rendu plus séveres,
Essayez vos talens dans les rôles de peres.
C’est là qu’enfin Thalie ose élever la voix,
Et que le coeur ému peut reprendre ses droits.

Acquérez ce maintien, ce débit plein d’aisance,
Et ces tons assurés, fruits de l’expérience.
Soyez dur, inquiet, défiant dans Simon,
Dans Licandre imposant, tendre dans Euphémon.
Modérez votre voix, qu’elle parte de l’ame.
Il faut que sans éclats votre jeu nous enflame.
D’un geste toujours simple appuyez vos discours ;
L’auguste vérité n’a pas besoin d’atours.
Si cependant un fils contre lui vous anime,
Éclatez, soyez ferme, éloquent et sublime.
Offrez-nous, à l’aspect de ce fils criminel,
Toute la majesté du courroux paternel :
Excitez les sanglots, faites couler les larmes,
De la nature en pleurs déployez tous les charmes ;
Transmettez-nous votre ame, et que le spectateur
Puisse applaudir au pere, en oubliant l’acteur.
Vous, reines du théatre où l’amour vous appelle,
L’orgueil de vous instruire a réveillé mon zele.
Je n’ai point au hasard confondu mes couleurs ;
Économe prudent, j’ai réservé les fleurs.
Muse, couronne-toi d’une palme nouvelle :
La beauté te sourit, il faut chanter pour elle.
Pour t’en faire écouter, forme de plus doux sons ;
Elle veut des conseils, et non pas des leçons.
On ne peut l’éclairer, quand on ne peut lui plaire.
Dirige ses talens, mais d’une main légere.

C’est ainsi que l’on voit les flexibles ciseaux
De l’arbre aux fruits dorés arrondir les rameaux.
Oeil rusé, taille leste et langues indiscrettes,
Ce qu’il faut aux valets, il le faut aux soubrettes.
Par l’organe sur-tout elles doivent briller,
Agir presque toujours, et toujours babiller ;
Ou du moins, se taisant avec impatience,
Par un geste indiscret échauffer leur silence.
Qu’elles se gardent bien de charger leurs tableaux ;
Nous voulons des Teniers, et non pas des Calots.
Le vain effort de l’art annonce une ame aride.
Alors qu’il est contraint, le rire est insipide.
Camille, aux yeux charmés de zéphyre surpris,
Couroit sur les moissons sans courber les épis.
Ah ! Si la scene encore offroit à notre vue
Cette actrice adorée et trop tôt disparue,
Qui par son enjoûment savoit tout animer,
Et que, pour son éloge, il suffit de nommer !...
Je vous dirois sans cesse, ayez les yeux sur elle ;
Et je croirois tout dire, en l’offrant pour modele.
Il me semble la voir, l’oeil brillant de gaîté,
Parler, agir, marcher avec légéreté ;
Piquante sans apprêt, et vive sans grimace,
À chaque mouvement acquérir une grace ;
Sourire, s’exprimer, se taire avec esprit ;
Joindre le jeu muet à l’éclair du débit ;
Nuancer tous ses tons, varier sa figure,
Rendre l’art naturel, et parer la nature.

Lise, avec un oeil morne, un air digne et hautain,
Et les traits alongés d’un visage romain,
A ceint le tablier de Rose ou de Justine.
Froidement minaudiere, elle croit être fine.
D’abord qu’elle paroît, on se sent attristé,
On ne partage point sa pénible gaîté :
Elle parcourt sans grace un cercle monotone ;
Son rire grimacier n’en impose à personne :
Quand l’automate agit, le spectateur galant
Applaudit au ressort, mais non pas au talent.
Paris, à chaque pas, nous offre cent coquettes,
Ivres d’un fol encens, volages, indiscrettes.
Ô vous, qui sous leurs traits voulez nous enflammer,
À jouer leurs travers, l’art seul peut vous former.
Attendez que le tems, maître tardif et sage,
Du monde et des plaisirs vous ait appris l’usage :
Saisissez la saison de la maturité,
Ce moment dangereux, le soir de la beauté.
Pour nous fixer alors il est mille artifices,
Et le jeu des vapeurs et celui des caprices.
D’un geste ou d’un souris combinez la valeur :
Commandez à vos yeux de feindre la douleur,
Le plaisir, le dédain, et la mélancolie,
La raison quelquefois, et souvent la folie ;
Et vous viendrez alors reproduire à nos yeux,
L’amante qui d’Alceste a captivé les voeux.

Combien, dans ces tableaux, me semble intéressante
Cette actrice, à la fois, noble, sage et décente,
Qui sait tout détailler, et ne refroidit rien,
Assujettit au goût ses tons et son maintien,
Et qui, fidelle au vrai, sans nuire au vraisemblable,
Toujours ingénieuse, est toujours raisonnable !
Si dans son vol jaloux, l’impitoyable tems
A marqué sur vos fronts le ravage des ans,
N’allez point dédaigner nos folles Céliantes,
Et nos Escarbagnas, et nos vieilles amantes.
Ces rôles épineux, dont la charge déplaît,
Quand Drouin les remplit, ont encor leur effet.
Vous y pouvez de l’art déployer les richesses :
Leurs traits sont plus marqués, mais ils ont leurs finesses.
Affectez quelquefois un sourire enfantin ;
Qu’une rose en bouton parfume votre sein,
Et de quelques pompons ornant votre coëffure,
De la beauté naissante empruntez la parure.
Mais, pour nous égayer, ne nous révoltez pas,
N’enrubanez point trop vos burlesques appas.
Dans vos plus grands excès soyez prudente et sage,
Baissez de vos cheveux le double ou triple étage,
Élaguez ce panier, rognez cet éventail,
Et n’ayez point enfin l’air d’un épouvantail.
Les rôles ingénus veulent de la décence.
L’actrice s’embellit par un air d’innocence.

L’amour doit y briller, mais doux et désarmé :
Songez qu’il vient de naître, et qu’il n’est point formé.
Le soleil, en naissant, n’échauffe point encore,
Et semble se jouer sur les monts qu’il colore.
Exprimez dans vos yeux l’enfance du desir,
Et d’un coeur étonné qui s’éveille au plaisir.
Il faut que votre voix, en peignant votre flame,
En sons mélodieux se fasse entendre à l’ame.
Offrez-nous, s’il se peut, ce timide embarras
Que donne la nature, et qu’on n’imite pas,
Ce front baissé toujours, et qui rougit sans cesse,
Cette grace naïve, atour de la jeunesse.
Ah ! Ne l’offusquez point par de vains ornemens.
Une rose suffit pour orner le printems.
Nous représentez-vous la tendre Zénéide,
Qui s’indigne et gémit sous un masque perfide ?
Marquez-nous ce dépit et ce ressentiment :
C’est une nymphe en pleurs, qu’outrage son amant,
Qui résiste, qui craint de le voir infidelle,
Qu’il soupçonne être laide, et qui sait qu’elle est belle.
Quel voile peut cacher ces douloureux combats,
Et l’orgueil d’une amante, et sur-tout ses appas ?
Que votre jeu soit vif, qu’il peigne vos alarmes,
Et qu’à travers le masque, on découvre vos charmes.

Dans Lucinde sur-tout variez vos tableaux :
Chaque scene y produit des sentimens nouveaux.
Quel souvenir cruel se mêle à ces images !
Le talent qui n’est plus veut encor des hommages.
Tendre Guéant, mon coeur ne t’oublîra jamais.
Puissé-je dans mes vers ranimer tes attraits !
Combien elle étoit simple, intéressante, et belle !
Amour, tu t’en souviens, tu lui restas fidelle.
La douce illusion accompagnoit ses pas :
Les graces l’inspiroient, et ne la quittoient pas.
Amour, graces, beauté, rien ne la put défendre :
La tombe s’entre-ouvrit, il y fallut descendre.
Ainsi l’étoile brille, et bientôt, à nos yeux,
En mourantes clartés semble quitter les cieux.
Que dis-je ? Elle respire : il est d’heureux ombrages,
Asyles des héros, des belles et des sages.
Sous ces berceaux rians et fermés aux douleurs,
Près de Ninon peut-être elle cueille des fleurs :
Peut-être qu’à Maurice, élevé sur un trône,
De myrte et de lauriers elle offre une couronne,
Se rapelle des vers qu’il lui fait déclamer,
Et n’envie aux mortels que le plaisir d’aimer...

Mais quoi ! Quelle beauté s’avance sur la scene ?
Le sentiment conduit sa démarche incertaine.
Sa voix se développe en sons doux et flatteurs ;
Qu’elle sait bien trouver la route de nos coeurs !
Charmante Doligni, puis-je te méconnoître,
Toi, si chere à l’amour, que tu braves peut-être ?
Poursuis ; ce dieu léger, qui brigue tes faveurs,
Séduit par les attraits, est fixé par les moeurs.
L’art n’est point dégradé, lorsqu’il se multiplie.
On éleve par-tout des temples à Thalie.

Vous, qui nous amusez par d’utiles travaux,
Dans un monde brillant vous trouvez des rivaux.
Quel triomphe pour vous ! Sous ces lambris tranquilles
Où la grandeur s’échappe et s’enfuit loin des villes,
Dès que Flore a près d’elle assemblé les zéphirs,
Mille jeunes beautés, qu’unissent les plaisirs,
Au grand jour du théatre osant risquer leurs charmes,
Y savent exciter ou les ris ou les larmes.
La scene quelquefois rassemble deux amans
Gênés dans leurs desirs, et dans leurs sentimens.
Voyez comme leur joie éclate et se décele !
Voyez quel doux rayon dans leurs yeux étincele !
Malgré l’aimable dieu qui seul les fait agir,
Commandés par leur rôle, ils n’ont point à rougir.

Ils peuvent librement, sans craindre pour leur flame,
Se parler en public des secrets de leur ame.
Ce n’est que pour eux seuls que brille un si beau jour ;
Et la décence même applaudit à l’amour.
Le plaisir m’égaroit ! La raison me ramene.
Muses, dont le pinceau peut enrichir la scene,
Joignez à mes essais vos efforts plus certains.
Pour former des acteurs, il faut des écrivains.
Tel qui, depuis long-tems, rampoit foible et timide,
Dans des rôles nouveaux a pris un vol rapide.
Remettez sous nos yeux le tableau de nos moeurs ;
Badinez avec nous pour nous rendre meilleurs.
Qui retient vos crayons ? Quels seroient vos scrupules ?
Moliere est sous la tombe, et non les ridicules.
Oui, chaque âge a les siens, vrais, caractérisés :
Ceux-là sont apparens, ceux-ci mal déguisés.
Il faut leur arracher cette enveloppe obscure ;
Il faut à chaque siecle assigner sa figure.
Avec des traits divers, le nôtre a ses Orgons ;
Il a ses imposteurs, il a ses Harpagons.
La nature, en créant, toujours se renouvelle :
Les vices, les travers sont variés comme elle.
Observez, parcourez et la ville et la cour ;
Dans nos coeurs, en riant, venez porter le jour.
Quel léger tourbillon va, vient, revient et roule,
Dieux ! Que d’originaux se présentent en foule !

Voyez-vous celui-ci, fier et bas à la fois,
Tristement abruti dans son faste bourgeois ?
Cet autre, embarrassé de sa vaine richesse,
Qui cherche en vain ses sens usés par la mollesse,
S’ennuie au sein des arts qu’il rassemble à grands frais,
Dîne, soupe, s’endort au son des clarinets,
A sa meute, sa troupe, et sur-tout sa musique,
Fatigue, tout le jour, son ame léthargique,
Et retombe le soir, en bâillant de nouveau,
Sur un lit d’édredon, qui lui sert de tombeau ?
Transportez à nos yeux la jeune courtisane,
Qui, fille de l’amour, le sert et le profane,
Avec grace sourit, intrigue savamment,
Désespere avec art et trahit décemment ;
Ce protecteur banal, entouré de Thersites,
Et qui pour ses amis compte ses parasites ;
Ou ce présomptueux, ivre de ses talens,
Qui regarde en pitié jusqu’à ses partisans,
Et d’un oeil prophétique, où le dédain repose,
Dans les siecles futurs lit son apothéose.
Alors je cueillerai le fruit de mes leçons.
Qu’un Molière s’éleve ! Il naîtra des Barons.

Collection: 
1754

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Ode anacréontique

Souffle divin, puissant moteur,
Dont les impressions soudaines
Font couler le feu dans nos veines,
Et le plaisir dans notre coeur :

Désir, j'adore ton ivresse,
Tes traits rapides et brûlants,
Et tes impétueux élans,
Et ta...

Donne-moi, ma belle maîtresse,
Donne-moi, disais-je, un baiser,
Doux, amoureux, plein de tendresse...
Tu n'osas me le refuser :
Mais que mon bonheur fut rapide !
Ta bouche à peine, souviens-t-en,
Eut effleuré ma bouche avide,
Elle s'en détache à l'...

Les étoiles brillaient encore :
A peine un jour faible et douteux
Ouvre la paupière de Flore,
Qui, dans ses bras voluptueux,
Retient l'inconstant qu'elle adore.
Le souffle humide d'un vent frais
Effleure les airs qu'il épure,
Soupire à travers ces...

Quand neuf baisers m'auront été promis,
Ne m'en donne que huit, et malgré ta promesse,
Soudain, échappe, ma Thaïs.
En la trompant, augmente mon ivresse :
Cours te cacher derrière tes rideaux,
Dans ton alcôve, asyle du mystère,
Sous l'ombrage de tes berceaux ;...

Oui ; de ta bouche enfantine
Donne-moi dans ces vergers
Autant de furtifs baisers
Qu'Ovide en prit à Corine ;
Autant (je n'en veux pas plus)
Qu'il naît d'amours sur tes traces,
Qu'on voit jouer de Vénus
Et de beautés et de grâces,
Sur ton sein,...