L’Artiste/1870/La Sagesse des griffons

C’était la nuit ardente et le retour du bal ;
Vaincue et triomphante et chastement lascive,
Elle disait d’un ton de bien-être : J’ai mal !…
Les roses s’effeuillaient sur sa tête pensive
Où murmurait encor l’âme des violons ;
Son pied avait parfois un spasme mélodique.
Le mouchoir de dentelle au bout de ses doigts longs
Glissait ; et sur les bras du fauteuil héraldique,

Ses bras minces et blancs s’allongeaient mollement,
Nus, et laissaient tomber le fragile corsage,
Si bien que, sur le sein, à chaque battement,
L’ombre qui rend songeur se creusait davantage
Dans la blancheur de sa chair de camélia.
Mais soulevant ses bras, lianes odorantes,
Lentement sur mon col, douce, elle les lia,
Et soupira : Toujours ! de ses lèvres mourantes.
Sur sa tête d’enfant penchée au poids des fleurs
Le dossier droit et haut montait lourd de ténèbres,
Et sur sa nuque folle aux neigeuses fraîcheurs
Les Griffons lampassés prenaient des airs funèbres,
Car ils remémoraient, en de calmes ennuis,
La longue obsession de leurs regards de chêne :
Les bras évanouis des anciennes nuits
Qui tous voulaient jeter une éternelle chaîne,
Insensés ! sur le cou docile de l’aimé,
Ne sachant pas qu’au fond des demeures affreuses,
Tout seuls, pliés en croix sur le sein accalmé,
Ils s’en iraient où vont les bras des amoureuses.
Car les Griffons debout au chevet féodal,
Chimériques témoins de mes belles chimères,
S’étaient enfin lassés d’entendre, après le bal,
Les serments éternels des bouches éphémères.

Collection: 
1864

More from Poet

  • Je sais la vanité de tout désir profane.
    A peine gardons-nous de tes amours défunts,
    Femme, ce que la fleur qui sur ton sein se fane
    Y laisse d'âme et de parfums.

    Ils n'ont, les plus beaux bras, que des chaînes d'argile,
    Indolentes autour du col le plus aimé ;...

  • Ô vous qui, dans la paix et la grâce fleuris,
    Animez et les champs et vos forêts natales,
    Enfants silencieux des races végétales,
    Beaux arbres, de rosée et de soleil nourris,

    La Volupté par qui toute race animée
    Est conçue et se dresse à la clarté du jour,
    La...

  • Cette outre en peau de chèvre, ô buveur, est gonflée
    De l'esprit éloquent des vignes que Théra,
    Se tordant sur les flots, noire, déchevelée
    Étendit au puissant soleil qui les dora.

    Théra ne s'orne plus de myrtes ni d'yeuses,
    Ni de la verte absinthe agréable aux...

  • Si la vierge vers toi jette sous les ramures
    Le rire par sa mère à ses lèvres appris ;
    Si, tiède dans son corps dont elle sait le prix,
    Le désir a gonflé ses formes demi-mûres ;

    Le soir, dans la forêt pleine de frais murmures,
    Si, méditant d'unir vos chairs et vos...

  • Il est, non loin des tièdes syrtes
    Où bleuit la mer en repos,
    Un bois d'orangers et de myrtes
    Dont n'approchent point les troupeaux.

    Là, sous l'ombre antique d'un arbre,
    Un satyre, ouvrage divin,
    Sourit dans sa gaine de marbre,
    Comme réjoui par le vin...