L’Accomplissement

 
Voyageur, je quittai Francfort à l’improviste.
Bien des fois, en wagon, quand venait la nuit triste,
Morose et las, le front sur la vitre incliné,
Il m’advint d’évoquer le vieil illuminé ;
Et, compagnons pensifs des nocturnes voyages,
Ses songes rappelés se mêlaient aux nuages.
Puis j’oubliai.

                           Trois mois plus tard, quand je revins,
Il me restait de l’homme et de ses propos vains
Un souvenir pâli qui se brouille et s’efface.

Un matin, je rôdais près de la Judengasse,
Regardant les murs peints et les balcons de bois ;
A mon rêve, un instant, se mêlèrent les voix
De deux hommes causant sur le pas d’une porte.

Pressentiment furtif ou caprice, n’importe,
J’écoutai.

                      « L’aventure est vraie, et je la sais
Pour l’avoir lue hier dans les journaux français, »
Disait l’un.

                     Et voici ce que savait cet homme :

Près du pôle, au delà des pays que l’on nomme,
Dans un palais bâti sur des blanches hauteurs,
Seule, une femme, avec deux ou trois serviteurs,
Sans motif (le conteur ajoutait par folie),
Depuis trois ans s’était, vivante, ensevelie.
Et cette femme était fille d’un roi du Nord.
De sa paix différente à peine de la mort
Elle sortit un soir, ayant eu la pensée
De glisser en traîneau sur la neige glacée.
Promenade fatale. Elle ne revint pas.
Sans doute l’aquilon qui fouette les frimas
Et porte l’avalanche éparse dans son aile
Lui fit un blanc linceul de la neige éternelle.
Mais nul ne fait parler le vent sibérien,
Et de l’histoire, en somme, on ne connaissait rien,
Sinon le jour précis du départ de l’absente.
C’était le seize avril mille huit cent soixante.

Alors je me souvins du nain et le cherchai.

Je ne vis que le trou du hibou déniché,
Et j’appris que, défunt sans parents ni fortune,
Il était enterré dans la fosse commune.

Au cimetière, un homme, un jardinier, je crois,
Me guida, pour un peu d’argent, vers une croix.
Petite et de bois noir, ainsi qu’il est coutume
Pour les gens qu’à ses frais une paroisse inhume,
Elle penchait, oblique, entre quelques sapins.
Incliné, j’y pus lire en caractères peints :
« Hespérus, » la peinture étant encor récente,
Et, plus bas, « seize avril mille huit cent soixante ».

Collection: 
1861

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