Chair des choses

Je possède, en mes doigts subtils, le sens du monde,
Car le toucher pénètre ainsi que fait la voix,
L'harmonie et le songe et la douleur profonde
Frémissent longuement sur le bout de mes doigts.

Je comprends mieux, en les frôlant, les choses belles,
Je partage leur vie intense en les touchant,
C'est alors que je sais ce qu'elles ont en elles
De noble, de très doux et de pareil au chant.

Car mes doigts ont connu la chair des poteries
La chair lisse du marbre aux féminins contours
Que la main qui les sait modeler a meurtries,
Et celle de la perle et celle du velours.

Ils ont connu la vie intime des fourrures,
Toison chaude et superbe où je plonge les mains !
Ils ont connu l'ardent secret des chevelures
Où se sont effeuillés des milliers de jasmins.

Et, pareils à ceux-là qui viennent des voyages.
Mes doigts ont parcouru d'infinis horizons,
Ils ont éclairé, mieux que mes yeux, des visages
Et m'ont prophétisé d'obscures trahisons.

Ils ont connu la peau subtile de la femme,
Et ses frissons cruels et ses parfums sournois...
Chair des choses ! j'ai cru parfois étreindre une âme
Avec le frôlement prolongé de mes doigts...

Collection: 
1893

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À Madame L.D. M...

Le soir s'est refermé, telle une sombre porte,
Sur mes ravissements, sur mes élans d'hier...
Je t'évoque, ô splendide ! ô fille de la mer !
Et je viens te pleurer comme on pleure une morte.

L'air des bleus horizons ne gonfle plus tes seins,...

Le jour ne perce plus de flèches arrogantes
Les bois émerveillés de la beauté des nuits,
Et c'est l'heure troublée où dansent les Bacchantes
Parmi l'accablement des rythmes alanguis.

Leurs cheveux emmêlés pleurent le sang des vignes,
Leurs pieds vifs sont légers...

Le soir était plus doux que l'ombre d'une fleur.
J'entrai dans l'ombre ainsi qu'en un parfait asile.
La voix, récompensant mon attente docile,
Me chuchota: "Vois le palais de la douleur".

Mes yeux las s'enchantaient du violet, couleur
Unique car le noir dominait....

Le soir, ouvrant au vent ses ailes de phalène,
Évoque un souvenir fragilement rosé,
Le souvenir, touchant comme un Saxe brisé,
De ta naïveté fraîche de porcelaine.

Notre chambre d'hier, où meurt la marjolaine,
N'aura plus ton regard plein de ciel ardoisé,
Ni...

Ô Sommeil, ô Mort tiède, ô musique muette !
Ton visage s'incline éternellement las,
Et le songe fleurit à l'ombre de tes pas,
Ainsi qu'une nocturne et sombre violette.

Les parfums affaiblis et les astres décrus
Revivent dans tes mains aux pâles transparences
...