Cartes postales

 
À Francis Jammes

L’Armand-Béhic (des Messageries Maritimes)
File quatorze nœuds sur l’Océan Indien...
Le soleil se couche en des confitures de crimes,
Dans cette mer plate comme avec la main.

— Miss Roseway, qui se rend à Adélaïde,
Vers le Sweet Home au fiancé australien,
Miss Roseway, hélas, n’a cure de mon spleen ;
Sa lorgnette sur les Laquedives, au loin...

— Je vais me préparer — sans entrain ! — pour la fête
De ce soir : sur le pont, lampions, danses, romances
(Je dois accompagner miss Roseway qui quête

— Fort gentiment — pour les familles des marins
Naufragés !) Oh, qu’en une valse lente, ses reins
À mon bras droit, je l’entraîne sans violence

Dans un naufrage où Dieu reconnaîtrait les siens...

 
À Rudyard Kipling

Les bureaux ferment à quatre heures à Calcutta ;
Dans le park du palais s’émeut le tennis ground ;
Dans Eden Garden grince la musique épicée des cipayes ;
Les équipages brillants se saluent sur le Red Road...

Sur son trône d’or, étincelant de rubis et d’émeraudes,
S.A le Maharadjah de Kapurthala
Regrette Liane de Pougy et Cléo de Mérode
Dont les photographies dédicacées sont là...

— Bénarès, accroupie, rêve le long du fleuve ;
La Brahmane, candide, lassé des épreuves,
Repose vivant dans l’abstraction parfumée...

— À Lahore, par 120 degrés Fahrenheit,
Les docteurs Grant et Perry font un match de cricket, —
Les railways rampant dans la jungle ensoleillée...

 
À M. P. Bons d’Anty

Au Waterloo Hotel, j’ai achevé mon tiffin,
Et mon bill payé, je me dirige vers le wharf.
Voici l’Indus (des Messageries Maritimes)
Et la tristesse imbécile du « homewards ».

— Quelques officiers français qui reviennent de L’Indo-Chine
Passer en Europe un congé de six mois,
Commentent l’embarquement de jeunes misses, assez divines,
Avec lesquelles je ne flirterai certes pas !

Sur le pont mes futurs compagnons de voyage
Me dévisagent...
Puis on passe une sommaire visite de santé —

(Cette année la peste a fait ici bien des ravages !)
— Enfin voici la cloche du départ, qui sonne
Que je ramène, pieusement ouatée,

La fleur de ma mélancholie anglo-saxonne...

 
À la mémoire de Laura Lopez

On se souvient de la chapelle des Goyaves
Où dorment deux mille dimanches des Antilles,
De la viduité harmonieuse du havre,
Et de la musique, du temps vieillot des résilles...

— Colonie d’où l’aventurier revenait pauvre ! —
Les enfants demi-nus jouaient, et leurs cris
Sourdaient, familiers comme les bougainvilliers mauves,
De la vérandah et de la terrasse aux lourds murs gris...

— Et les picnics du dimanche au Gros-Morne ?
— Ils ont vécu, les bons vieux romans qu’orne
La Jeune Créole, lente, aux mœurs légères...

Ces enfants sont partis et leurs parents sont morts —
Et maintenant dans la petite colonie morte
Il ne reste plus que quelques fonctionnaires...

 
À Léon-Paul Fargue

Dans la vérandah de sa case, à Brazzaville,
Par un torride clair de lune congolais
Un sous-administrateur des colonies
Feuillette les « Poésies » d’Alfred de Musset...

Car il pense encore à cette jolie Chilienne
Qu’il dut quitter en débarquant, à Loango...
— C’est pourtant vrai qu’elle lui dit « Paul je vous aime »,
À bord de la « Ville de Pernambuco ».

Sous le panka qui chasse les nombreux moustiques
Il maudit « ce rivage où l’attache sa grandeur »,
Donne un soupir à ses amours transatlantiques,
Se plaint de la brusquerie de M. le Gouverneur,
Et réprouve d’une façon très énergique
La barbarie des officiers envers les noirs...

Et le jeune et sensitif fonctionnaire
Tâche d’oublier et ferme les yeux...

« Regrettez-vous le temps le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux,
Vénus Astarté, fille de l’onde amère... ? »

 
À Henry de Bruchard

Sous les terrasses du Royal défilent les goums
Qui doivent prendre part à la fantasia :
Sur son fier cheval qu’agace le bruit des zornas,
On admire la prestance du Caïd de Touggourth...

Au petit café maure où chantonne le goumbre
Monsieur Cahen d’Anvers demande un cahouha :
R.S. Hitchens cause à la belle Messaouda,
Dont les lèvres ont la saveur du rhât-loukoum...

Le soleil, des palmiers, coule d’un flot nombreux
Sur les épaules des phtisiques radieux ;
La baronne Traurig achète un collier d’ambre ;

La comtesse de Pienne, née de Mac-Mahon
Se promène sur le boulevard Mac-Mahon...
— « Hein ! Quel beau temps ! Se croirait-on à fin Décembre ? »

 
À Ruben Dario

Ni les attraits des plus aimables Argentines,
Ni les courses à cheval dans la pampa,
N’ont le pouvoir de distraire de son spleen
Le Consul général de France à la Plata !

On raconte tout bas l’histoire du pauvre homme :
Sa vie fut traversée d’un fatal amour,
Et il prit la funeste manie de l’opium ;
Il occupait alors le poste à Singapoore...

— Il aime à galoper par nos plaines amères,
Il jalouse la vie sauvage du gaucho,
Puis il retourne vers son palais consulaire,
Et sa tristesse le drape comme un poncho...

Il ne s’aperçoit pas, je n’en suis que trop sûr,
Que Lolita Valdez le regarde en souriant,
Malgré sa tempe qui grisonne, et sa figure
Ravagée par les fièvres d’Extrême-Orient...

 
À Gabriel Fabre

On regarde briller les feux de Port-Saïd,
Comme les Juifs regardaient la Terre Promise ;
Car on ne peut débarquer ; c’est interdit
— Paraît-il — par la Convention de Venise

À ceux du pavillon jaune de quarantaine.
On n’ira pas à terre calmer ses sens inquiets
Ni faire provision de photos obscènes
Et de cet excellent tabac de Latakieh...

Poète, on eût aimé, pendant la courte escale
Fouler une heure ou deux le sol des Pharaons,
Au lieu d’écouter miss Florence Marshall
Chanter « The Belle of New York » au salon.

 
À Francis Jourdain

L’Écosse s’est voilée de ses brumes classiques,
Nos plages et nos lacs sont abandonnés ;
Novembre, tribunal suprême des phtisiques,
M’exile sur les bords de la Méditerranée...

J’aurai un fauteuil roulant « plein d’odeurs légères »
Que poussera lentement un valet bien stylé :
Un soleil doux vernira mes heures dernières,
Cet hiver, sur la Promenade des Anglais...

Pendant que Jane, qui est maintenant la compagne
D’un sain et farouche éleveur de moutons
Émaille de sa grâce une prairie australe
De plus de quarante milles carrés, me dit-on,

Et quand le sang pâle et froid de mon crépuscule
Aura terni le flot méditerranéen,
Là-bas, dans la Nouvelle Galles du Sud,
L’aube d’un jour d’été l’éveillera... C’est bien !...

 
À Auguste Brunet

La ville a clos ses prunelles multicolores
Et tû ses baladins, ses gongs et ses tams-tams ;
Sur l’eau calme le capitaine du port
Promène dans un sampan dont il tient les rames...

Depuis la dernière épidémie de choléra
Où sa fille lui fut brusquement enlevée,
— Il y a aujourd’hui juste un an de cela –
Le capitaine Kio-tsu a beaucoup changé.

Après l’évènement – lui si mondain naguère ! –
Il a rompu avec toutes ses relations,
Et vit dans son cottage triste et solitaire :
(Même on a craint, pendant un temps, pour sa raison...)

Son désespoir semble l’étreindre comme une cangue
Car il baisse en ramant sa tête anémiée ;
Il circule parmi les navires à l’ancre,
Les cargo-boats, les steamers, les charbonniers...

Comme le calme de cette belle nuit lui pèse !
Ah ! mais voilà soudain que le père meurtri
L’entend se déchirer, cette nuit japonaise,
Où comme en son manteau dormait Nagasaki...

Une hallucination de cet esprit malade
Lui fait ouïr les voix sinistres des sirènes
De tous les bateaux qui dorment là, dans la rade,
Pour lamenter de concert sur la mort de son Yu-len !

Oui, elles lamentent pour la jeune Trépassée
Comme les pleureuses des enterrements anciens :
Leurs hurlements de Walkyries affolées,
Le chœur de leurs clameurs stridentes et crispées,
Les sifflements lugubres des sombres traversées,
— Ah quel anniversaire pour une fille de marin !

— Voilà ce qu’entend dans sa folle douleur sans remède
Le capitaine du port de Nagasaki ;
Quand rien ne trouble cette nuit lunaire et tiède
Que la mélopée lente d’un Thériaki...

Collection: 
1902

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