Bhagavat

Le grand fleuve, à travers les bois aux mille plantes,
Vers le Lac infini roulait ses ondes lentes,
Majestueux, pareil au bleu lotus du ciel,
Confondant toute voix en un chant éternel ;
Cristal immaculé, plus pur et plus splendide
Que l’innocent esprit de la vierge candide.
Les Sûras bienheureux qui calment les douleurs,
Cygnes aux corps de neige, aux guirlandes de fleurs,
Gardaient le Réservoir des âmes, le saint Fleuve,
La coupe de saphir où Bhagavat s’abreuve.
Aux pieds des jujubiers déployés en arceaux,
Trois sages méditaient, assis dans les roseaux ;
Des larges nymphéas contemplant les calices
Ils goûtaient, absorbés, de muettes délices.

Sur les bambous prochains, accablés de sommeil,
Les aras aux becs d’or luisaient en plein soleil,
Sans daigner secouer, comme des étincelles,
Les oiseaux qui mordaient la pourpre de leurs ailes.
Revêtu d’un poil rude et noir, le Roi des ours
Au grondement sauvage, irritable toujours,
Allait, se nourrissant de miel et de bananes.
Les singes oscillaient suspendus aux lianes.
Tapi dans l’herbe humide et sur soi reployé,
Le tigre au ventre jaune, au souple dos rayé,
Dormait ; et par endroits, le long des vertes îles,
Comme des troncs pesants flottaient les crocodiles.

Parfois, un éléphant songeur, roi des forêts,
Passait et se perdait dans les sentiers secrets,
Vaste contemporain des races terminées,
Triste, et se souvenant des antiques années.
L’inquiète gazelle, attentive à tout bruit,
Venait, disparaissait comme le trait qui fuit ;
Au-dessus des nopals bondissait l’antilope ;
Et sous les noirs taillis dont l’ombre l’enveloppe,
L’œil dilaté, le corps nerveux et frémissant,
La panthère à l’affût humait leur jeune sang.
Du sommet des palmiers pendaient les grands reptiles,
Des couleuvres glissaient en spirales subtiles ;
Et sur les fleurs de pourpre et sur les lys d’argent,
Emplissant l’air d’un vol sonore et diligent,
Dans la forêt touffue aux longues échappées,
Les abeilles vibraient, d’un rayon d’or frappées.

Telle, la Vie immense, auguste, palpitait,
Rêvait, étincelait, soupirait et chantait,
Tels, les germes éclos et les formes à naître
Brisaient ou soulevaient le sein large de l’Être.
Mais, dans l’inaction surhumaine plongés,
Les Brahmanes muets et de longs jours chargés,
Ensevelis vivants dans leurs songes austères,
Et des roseaux du Fleuve habitants solitaires,
Las des vaines rumeurs de l’homme et des cités,
En un monde inconnu puisaient leurs voluptés :
Des parts faites à tous choisissant la meilleure,
Ils fixaient leur esprit sur l’Âme intérieure.
Enfin, le jour, glissant sur la pente des cieux,
D’un long regard de pourpre illumina leurs yeux ;
Et, sous les jujubiers qu’un souffle pur balance,
Chacun interrompit le mystique silence.

J’étais jeune et jouais dans le vallon natal,
Au bord des bleus étangs et des lacs de cristal,
Où les poules nageaient, où cygnes et sarcelles
Faisaient étinceler les perles de leurs ailes ;
Dans les bois odorants, de rosée embellis,
Où sur l’écorce d’or chantaient les bengalis.
Et j’aperçus, semblable à l’Aurore céleste,
L’Apsaras aux doux yeux, gracieuse et modeste,
Qui de loin s’avançait, foulant les gazons verts.
Ses pieds blancs résonnaient de mille anneaux couverts ;

Sa voix harmonieuse était comme l’abeille
Qui murmure et s’enivre à ta coupe vermeille,
Belle rose ! et l’amour ondulait dans son sein.
Les bengalis charmés, la suivant par essaim,
Allaient boire le miel de ses lèvres pourprées.
Ses longs cheveux, pareils à des lueurs dorées,
Ruisselaient mollement sur son cou délicat ;
Et moi, j’étais baigné de leur divin éclat !
Le souffle frais des bois, de ses deux seins de neige
Écartait le tissu léger qui les protège ;
D’invisibles oiseaux chantaient pleins de douceur,
Et toute sa beauté rayonnait dans mon cœur !
Je n’ai pas su le nom de l’Apsaras rapide.
Que ses pieds étaient blancs sur le gazon humide !
Et j’ai suivi longtemps, sans l’atteindre jamais,
La jeune Illusion qu’en mes beaux jours j’aimais.
Ô contemplation de l’Essence des choses,
Efface de mon cœur ces pieds, ces lèvres roses,
Et ces tresses de flamme et ces yeux doux et noirs
Qui troublent le repos des austères devoirs.
Sous les figuiers divins, le Lotus à cent feuilles,
Bienheureux Bhagavat, si jamais tu m’accueilles,
Puissé-je, libre enfin de ce désir amer,
M’ensevelir en toi comme on plonge à la mer !

Que de jours disparus ! Toujours prompte à la tâche,
Durant la nuit, ma mère allait traire la vache :
Le serpent de Kala la mordit en chemin.

Et mère mourut, pâle, le lendemain.
Comme un enfant privé du seul être qui l’aime,
Moi, je me lamentais dans ma douleur suprême.
De vallée en colline et de fleuve en forêts,
Pâle, cheveux épars et gémissant, j’errais
À travers les grands monts et les riches contrées,
Les agrestes hameaux et les villes sacrées ;
Sous le soleil qui brûle et dévore, et souvent
Poussant des cris d’angoisse emportés par le vent.
Dans le bois redoutable ou sous l’aride nue
Les chacals discordants saluaient ma venue,
Et la plainte arrachée à mon cœur soucieux
Éveillait la chouette aux cris injurieux.
Venu pour y dormir dans ce lieu solitaire,
Aux pieds d’un pippala je m’assis sur la terre ;
Et je vis une autre âme en mon âme, et mes yeux
Voyaient croître sur l’onde un lotus merveilleux ;
Et, du sein entr’ouvert de la fleur éternelle,
Sortait une clarté qui m’attirait vers elle.
Depuis, pareils aux flots se déroulant toujours,
Dans cette vision j’ai consumé mes jours ;
Mais la source des pleurs n’est point tarie encore.
Dans l’ombre de ma nuit ta clarté que j’adore
Parfois s’est éclipsée, et son retour est lent,
Des êtres et des Dieux, ô le plus excellent !
Sous les figuiers divins, le Lotus à cent feuilles.
Bienheureux Bhagavat, si jamais tu m’accueilles,
Puissé-je, délivré du souvenir amer,
M’ensevelir en toi comme un fleuve à la mer !

J’ai vécu, œil fixé sur la source de l’Être,
Et j’ai laissé mourir mon cœur pour mieux connaître.
Les sages m’ont parlé, sur l’antilope assis,
Et j’ai tendu l’oreille aux augustes récits ;
Mais le doute toujours appesantit ma face,
Et l’enseignement pur de mon esprit s’efface.
Je suis très malheureux, mes frères, entre tous.
Mon mal intérieur n’est pas connu de vous ;
Et si mes yeux parfois s’ouvrent à la lumière,
Bientôt la nuit épaisse obscurcit ma paupière.
Hélas ! L’homme et la mer, les bois sont agités ;
Mais celui qui persiste en ses austérités,
Celui qui, toujours plein de leur sublime image
Dirige vers les Dieux son immobile hommage,
Ferme aux tentations de ce monde apparent,
Voit luire Bhagavat dans son cœur transparent.
Tout resplendit, cité, plaine, vallon, montagne ;
Des nuages de fleurs rougissent la campagne ;
Il écoute, ravi, les chœurs harmonieux
Des Kinnaras sacrés, des femmes aux beaux yeux,
Et des flots de lumière enveloppent le monde.
Le vain bonheur des sens s’écoule comme l’onde ;
Les voluptés d’hier reposent dans l’oubli ;
Rien qui dans le néant ne roule enseveli ;
Rien qui puisse apaiser ta soif inexorable,
Ô passion avide, ô doute insatiable,

Si ce n’est le plus doux et le plus beau des Dieux.
Sans lui tout me consume et tout m’est odieux.
Sous les figuiers divins, le Lotus à cent feuilles,
Bienheureux Bhagavat, si jamais tu m’accueilles,
Puissé-je, ô Bhagavat, chassant le doute amer,
M’ensevelir en toi comme on plonge à la mer !

Ainsi dans les roseaux se lamentaient les sages.
Des pleurs trop contenus inondaient leurs visages,
Et le Fleuve gémit en réponse à leurs voix,
Et la nuit formidable enveloppa les bois.
Les oiseaux s’étaient tus, et sur les rameaux frêles
Aux nids accoutumés se reployaient leurs ailes.
Seuls, éveillés par l’ombre, en détours indolents,
Les grands pythons rôdaient, dans l’herbe étincelants ;
Les panthères, par bonds musculeux et rapides,
Dans l’épaisseur des bois chassaient les daims timides ;
Et sur le bord prochain, le tigre, se dressant,
Poussait par intervalle un cri rauque et puissant.
Mais le ciel, dénouant ses larges draperies,
Faisait aux flots dorés un lit de pierreries,
Et la lune, inclinant son urne à l’horizon,
Épanchait ses lueurs d’opale au noir gazon.
Les lotus entr’ouvraient sur les eaux murmurantes,
Plus larges dans la nuit, leurs coupes transparentes ;
L’arôme des rosiers dans l’air pur dilaté
Retombait plus chargé de molle volupté ;
Et mille mouches d’or, d’azur et d’émeraude,
Étoilaient de leurs feux la mousse humide et chaude.

Les Brahmanes pleuraient en proie aux noirs ennuis.

Une plainte est au fond de la rumeur des nuits,
Lamentation large et souffrance inconnue
Qui monte de la terre et roule dans la nue :
Soupir du globe errant dans l’éternel chemin,
Mais effacé toujours par le soupir humain.
Sombre douleur de l’homme, ô voix triste et profonde,
Plus forte que les bruits innombrables du monde,
Cri de l’âme, sanglot du cœur supplicié,
Qui t’entend sans frémir d’amour et de pitié ?
Qui ne pleure sur toi, magnanime faiblesse,
Esprit qu’un aiguillon divin excite et blesse,
Qui t’ignores toi-même et ne peux te saisir,
Et sans borner jamais l’impossible désir,
Durant l’humaine nuit qui jamais ne s’achève,
N’embrasses l’infini qu’en un sublime rêve ?
Ô douloureux Esprit, dans l’espace emporté,
Altéré de lumière, avide de beauté,
Qui retombes toujours de la hauteur divine
Où tout être vivant cherche son origine,
Et qui gémis, saisi de tristesse et d’effroi,
Ô conquérant vaincu, qui ne pleure sur toi ?

Et les sages pleuraient. Mais la blanche Déesse,
Ganga, sous l’onde assise, entendit leur détresse.
Dans la grotte de nacre, aux sables d’or semés,
Mille femmes peignaient en anneaux parfumés
Sa vierge chevelure, odorante et vermeille ;

Mais aux voix de la rive elle inclina l’oreille,
Et voilée à demi d’un bleuâtre éventail,
Avec ses bracelets de perles et de corail,
Son beau corps diaphane et frais, sa bouche rose
Où le sourire ailé comme un oiseau se pose,
Et ses cheveux divins de nymphéas ornés,
Elle apparut et vit les sages prosternés.

Brahmanes ! Qui vivez et priez sur mes rives,
Vous qui d’un œil pieux contemplez mes eaux vives,
Pourquoi gémir ? Quel est votre tourment cruel ?
Un brahmane est toujours un roi spirituel.
Il reçoit au berceau mille dons en partage ;
Aimé des dieux, il est intelligent et sage ;
Il porte au sacrifice un cœur pur et des mains
Sans tache ; il vit et meurt vénérable aux humains.
Pourquoi gémissez-vous, ô brahmanes que j’aime ?
Ne possédez-vous plus la science suprême ?
Avez-vous offensé l’essentiel esprit
Pour n’avoir point prié dans le rite prescrit ?
Confiez-vous en moi, mes paroles sont sûres :
Je puis tarir vos pleurs et fermer vos blessures,
Et fixer de nouveau, loin du monde agité,
Vos âmes dans le rêve et l’immobilité.

Sur le large Lotus où son corps divin siège,
Ainsi parlait Ganga, blanche comme la neige.

Salut, Vierge aux beaux yeux, reine des saintes Eaux,
Plus douce que le chant matinal des oiseaux,
Que l’arôme amolli qui des jasmins émane ;
Reçois, belle Ganga, le salut du Brahmane.
Je te dirai le trouble où s’égare mon cœur.
Je me suis enivré d’une ardente liqueur,
Et l’amour, me versant son ivresse funeste,
Dirige mon esprit hors du chemin céleste.
Ô vierge, brise en moi les liens de la chair !
Ô vierge, guéris-moi du tourment qui m’est cher !

Salut, Vierge aux beaux yeux, aux boucles d’or fluide,
Plus fraîche que l’Aurore au diadème humide,
Que les brises du fleuve au fond des bois rêvant ;
Reçois, belle Ganga, mon hommage fervent.
Je te raconterai ma peine encore amère.
Oui, le dernier baiser que me donna ma mère,
Suprême embrassement après de longs adieux,
De larmes de tendresse emplit toujours mes yeux.
Quand vient l’heure fatale et que le jour s’achève,
Cette image renaît et trouble le saint rêve.
Ô vierge, efface en moi ce souvenir cruel !
Ô vierge, guéris-moi de tout amour mortel !

Salut, Vierge aux beaux yeux, rayonnante de gloire,
Plus blanche que le cygne et que le pur ivoire,

Qui sur ton cou d’albâtre enroules tes cheveux ;
Reçois, belle Ganga, l’offrande de mes vœux.
Mon malheur est plus fort que ta pitié charmante,
Ô Déesse ! Le doute infini me tourmente.
Pareil au voyageur dans les bois égaré,
Mon cœur dans la nuit sombre erre désespéré.
Ô Vierge, qui dira ce que je veux connaître :
L’origine et la fin et les formes de l’Être ?

Sous un rayon de lune, au bord des flots muets,
Tels parlaient tour à tour les sages inquiets.

Quand de telles douleurs troublent l’âme blessée,
Ô brahmanes chéris, l’attente est insensée.
Si le remède est prêt, les longs discours sont vains.
Levez-vous, et quittez le fleuve aux flots divins,
Et la forêt profonde où son beau cours commence.
Ô sages, le temps presse et la route est immense.
Par delà les lacs bleus de lotus embellis,
Que le souffle vital berce dans leurs grands lits,
Le Kailaça céleste, entre les monts sublimes,
Élève le plus haut ses merveilleuses cimes.
Là, sous le dôme épais des feuillages pourprés,
Parmi les kokilas et les paons diaprés,
Réside Bhagavat dont la face illumine.
Son sourire est Mâyâ, l’Illusion divine ;
Sur son ventre d’azur roulent les grandes Eaux ;
La charpente des monts est faite de ses os.

Les fleuves ont germé dans ses veines, sa tête
Enferme les Védas ; son souffle est la tempête ;
Sa marche est à la fois le temps et l’action ;
Son coup œil éternel est la création,
Et le vaste Univers forme son corps solide.
Allez ! La route est longue et la vie est rapide.

Et Ganga disparut dans le fleuve endormi
Comme un rayon qui plonge et s’éclipse à demi.

Pareils à l’éléphant qui, de son pied sonore,
Fuit l’ardente forêt qu’un feu soudain dévore ;
Qui mugit à travers les flamboyants rameaux,
Et respirant à peine et consumé de maux,
Emportant l’incendie à son flanc qui palpite,
Dans la fraîcheur des eaux roule et se précipite ;
À la voix de Ganga les sages soucieux
Sentaient les pleurs amers se sécher dans leurs yeux.
Sept fois, les bras tendus vers l’onde bleue et claire,
Ils bénirent ton nom, ô Vierge tutélaire,
Ô fille d’Himavat, Déesse au corps charmant,
Qui jadis habitais le large firmament,
Et que Bhagiratha, le roi du sacrifice,
Fit descendre en ce monde en proie à l’injustice.
Puis adorant ton nom, béni par eux sept fois,
Ils quittèrent le fleuve et l’épaisseur des bois ;
Et vers la région des montagnes neigeuses,
Durant les chauds soleils et les nuits orageuses,
Dédaigneux du péril et du rire moqueur,

Les yeux clos, ils marchaient aux clartés de leur cœur.
Enfin les lacs sacrés, à l’horizon en flammes,
Resplendirent, berçant des Esprits sur leurs lames.
Dans leur sein azuré, le mont intelligent,
L’immense Kaîlaça mirait ses pics d’argent
Où siège Bhagavat sur un trône d’ivoire ;
Et les sages en chœur saluèrent sa gloire.

Kaîlaça, Kaîlaça ! Montagne, appui du ciel,
Des Dieux supérieurs séjour Spirituel,
Centre du monde, abri des âmes innombrables,
Où les Kalahamsas chantent sur les érables ;
Kaîlaça, kaîlaça ! trône de l’Incréé,
Que tu t’élances haut dans l’espace sacré !
Oh ! Qui pourrait monter sur tes degrés énormes,
Si ce n’est Bhagavat, le créateur des formes ?
Nous qui vivons un jour et qui mourrons demain,
Hélas ! Nos pieds mortels s’useront en chemin ;
Et sans doute épuisés de vaine lassitude,
Nous tomberons, vaincus, sur la pente trop rude,
Sans boire l’Air vital qui baigne tes sommets ;
Mais les yeux qui t’ont vu ne t’oublieront jamais !
Les urnes de l’autel, qui fument d’encens pleines,
Ont de moins doux parfums que tes vives haleines ;
Tes fleuves sont pareils aux pythons lumineux
Qui sur les palmiers verts enroulent leurs beaux nœuds ;
Ils glissent au détour de tes belles collines
En guirlandes d’argent, d’azur, de perles fines ;

Tes étangs de saphir, où croissent les lotus,
Luisent dans tes vallons d’un éclair revêtus ;
Une rouge vapeur à ton épaule ondoie
Comme un manteau de pourpre où le couchant flamboie ;
Mille fleurs, sur ton sein, plus brillantes encor,
Au vent voluptueux livrent leurs tiges d’or,
Berçant dans leur calice, où le miel étincelle,
Mille oiseaux dont la plume en diamants ruisselle.
Kaîlaça, kaîlaça ! Soit que nos pieds hardis
Atteignent la hauteur pure où tu resplendis ;
Soit que le souffle humain manquant à nos poitrines
Nous retombions morts sur tes larges racines ;
Ô merveille du monde, ô demeure des Dieux,
Du visible univers monarque radieux,
Sois béni ! Ta beauté, dans nos cœurs honorée,
Fatiguera du temps l’éternelle durée.
Salut, Route du ciel que vont fouler nos pas ;
Dans la vie ou la mort nous ne t’oublierons pas !

Ayant chanté le mont Kaîlaça, les Brahmanes
Se baignèrent trois fois dans les eaux diaphanes.
Ainsi purifiés des souillures du corps,
Ils gravirent le Mont, plus sages et plus forts.
Les Aurores naissaient, et, semblables aux roses,
S’effeuillaient aux soleils qui brûlent toutes choses ;
Et les soleils voilaient leur flamme, et, tour à tour,
Du sein profond des nuits rejaillissait le jour.
Les Brahmanes montaient, pleins de force et de joie.
Déjà les kokilas, sur le bambou qui ploie,

Et les paons et les coqs au plumage de feu
Annonçaient le Séjour, l’inénarrable Lieu,
D’où s’épanche sans cesse, en torrents de lumière,
La divine Mâyâ, l’Illusion première.
Mille femmes au front d’ambre, aux longs cheveux noirs,
Des flots aux frais baisers troublaient les bleus miroirs ;
Et du timbre argenté de leurs lèvres pourprées
Disaient en souriant les hymnes consacrées ;
Et les Esprits nageaient dans l’air mystérieux ;
Et les doux Kinnaras, musiciens des Dieux,
Sur les flûtes d’ébène et les vinâs d’ivoire,
Chantaient de Bhagavat l’inépuisable histoire.

Il était en principe, unique et virtuel,
Sans forme et contenant l’univers éternel.
Rien n’était hors de lui, l’Abstraction suprême.
Il regardait sans voir et s’ignorait soi-même.
Et soudain tu jaillis et tu l’enveloppas,
Toi, la Source infinie, et de ce qui n’est pas
Et des choses qui sont ! Toi par qui tout s’oublie,
Meurt, renaît, disparaît, souffre et se multiplie,
Mâyâ ! Qui, dans ton sein invisible et béant,
Contiens l’homme et les Dieux, la vie et le néant !

La Terre était tombée au profond de l’abîme,
Et les Richis jetaient une plainte unanime ;
Mais bhagavat, semblable au lion irrité,
Rugit dans la hauteur du ciel épouvanté.
Le divin Sanglier, mâle du sacrifice,
Œil rouge, et secouant son poil qui se hérisse,
Tel qu’un noir tourbillon, un souffle impétueux,
Traversant d’un seul bond les airs tumultueux,
Favorable aux Richis dont la voix le supplie,
Suivait à l’odorat la Terre ensevelie.
Il plongea sans tarder au fond des grandes Eaux ;
Et l’Océan souffrit alors d’étranges maux,
Et les flancs tout meurtris de la chute sacrée,
Étendit les longs bras de l’onde déchirée,
Poussant une clameur douloureuse et disant :
— Seigneur ! prends en pitié l’abîme agonisant ! —
Mais Bhagavat nageait sous les flots sans rivage.
Il vit, dans l’algue verte et les limons sauvages,
La Terre qui gisait et palpitait encor ;
Et transfixant, du bout de ses défenses d’or,
L’Univers échoué dans l’étendue humide,
Il remonta couvert d’une écume splendide.

Quand sur la nue assis, noir de colère, Indra,
Amassera la pluie et la déchaînera

Pour engloutir le monde et venger son offense ;
Le jeune Bhagavat, dans la fleur de l’enfance,
Qui, sous les açokas cherchant de frais abris,
Joûra dans la rosée avec les colibris,
Voulant sauver la Terre encor féconde et belle,
Soutiendra d’un seul doigt, comme une large ombrelle,
Sous les torrents du ciel qui rugiront en vain,
Durant sept jours entiers, l’Himalaya divin !

Le chef des Éléphants, brûlé par la lumière,
Vers midi se baignait dans la fraîche rivière,
Et tout murmurant d’aise et lavé d’un flot pur,
Respirait des lotus les calices d’azur.
Un crocodile noir, troublant sa quiétude,
Le saisit tout à coup par son pied lourd et rude.
— Seigneur ! Dit l’Éléphant plein de crainte, entends-moi !
Seigneur des âmes, viens ! Je vais mourir sans toi. —
Bhagavat l’entendit, et d’un effort facile
Brisa comme un roseau les dents du crocodile.

Aux chants des Kinnaras, de désirs consumés,
Les brahmanes foulaient les gazons parfumés ;
Et sur les bleus étangs et sous le vert feuillage
Cherchant de Bhagavat la glorieuse image,
Ils virent, plein de grâce et plein de majesté,
Un Être pur et beau comme un soleil d’été.

C’était le Dieu. Sa noire et lisse chevelure,
Ceinte de fleurs des bois et vierge de souillure,
Tombait divinement sur son dos radieux ;
Le sourire animait le lotus de ses yeux ;
Et dans ses vêtements jaunes comme la flamme,
Avec son large sein où s’anéantit l’âme,
Et ses bracelets d’or de joyaux enrichis,
Et ses ongles pourprés qu’adorent les Richis,
Son nombril merveilleux, centre unique des choses,
Ses lèvres de corail où fleurissent les roses,
Ses éventails de cygne et son parasol blanc,
Il siégeait, plus sublime et plus étincelant
Qu’un nuage, unissant, dans leur splendeur commune,
L’éclair et l’arc-en-ciel, le soleil et la lune.
Tel était Bhagavat, visible à œil humain.
Le nymphéa sacré s’agitait dans sa main.
Comme un mont d’émeraude aux brillantes racines,
Aux pics d’or, embellis de guirlandes divines,
Et portant pour ceinture à ses reins florissants
Des lacs et des vallons et des bois verdissants,
Des jardins diaprés et de limpides ondes,
Tel il siégeait. Son corps embrassait les trois Mondes,
Et de sa propre gloire un pur rayonnement
Environnait son front majestueusement.

Bhagavat, Bhagavat ! Essence des Essences,
Source de la beauté, fleuve des Renaissances,
Lumière qui fait vivre et mourir à la fois !
Ils te virent, Seigneur, et restèrent sans voix.

Comme l’herbe courbée au souffle de la plaine,
Leur tête s’abaissa sous ta mystique haleine,
Et leur cœur bondissant, dans leur sein dilaté,
Comme un lion captif chercha la liberté.
L’Air vital, attiré par la chaleur divine,
D’un insensible effort monta dans la poitrine,
Et sous le crâne épais, à l’Esprit réuni,
Se fraya le chemin qui mène à l’Infini.
Ainsi que le soleil ami des hautes cimes,
Tu souris, Bhagavat, à ces âmes sublimes.
Toi-même, ô Dieu puissant, dispensateur des biens,
Dénouas de l’Esprit les suprêmes liens ;
Et dans ton sein sans borne, océan de lumière,
Ils s’unirent tous trois à l’essence première,
Le principe et la fin, erreur et vérité,
Abîme de néant et de réalité
Qu’enveloppe à jamais de sa flamme féconde
L’invisible Mâyâ, créatrice du monde,
Espoir et souvenir, le rêve et la raison,
L’unique, l’éternelle et sainte Illusion.

Collection: 
1886

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