Agarite

 
AGARITE, seule, assise près d’une table.
Non, non, rien n’est juré, non, non, c’est impossible !
Baisons, pleurs, tout est vain ; je me fais insensible ;
Il s’agit de mon sort, de mon bel avenir :
C’est ma vie, après tout, qu’on voudrait me ternir.
On veut forcer mon„cœur, commander ô mon âme ;
Mais je suis libre encore, et je puis… je suis femme !…
J’ai pu me laisser prendre et céder à ce vœu :
J’abjure tout enfin, j’en fais le désaveu ;
Tout ce que j’ai promis aux genoux de ma mère,
Je l’ai tout oublié : la tâche est trop amère !
J’irais jeune, amoureuse, au bras d’un vieil époux
M’ensevelir vivante, allons, y pensez-vous !
Oh ! je m’étiolerais à l’air de cette couche,

Sous des baisers tremblants avortant à ma bouche.
(Se levant agitée.)
Qu’ai-je dit ?… Taisez-vous, parricides fureurs !
Mon bon père, pardon… j’oubliais que tu meurs.
Si… mon sort, au contraire, est bien digne d’envie,
Car je puis acquitter la dette de ma vie.
Si je heurte la main de ce vieillard cruel,
Tu marche à l’échafaud ! Qu’on m’entraîne à l’autel !
Qu’on m’apporte des fleurs, ma robe nuptiale,
Et je crierai bien haut la syllabe fatale !
On le veut ; je le fais ; je n’aurai nul remord,
(Avec dépit.)
Ses cheveux sont tout blancs, ils exhalent la mort.
Sans doute peu de temps je souffrirai ce maître ;
Ah ! quel hymen heureux, épouser son ancêtre !
(S’asseyant près d’un clavecin.)
Neuf heures. Adrien, ne dois-tu pas venir ?
Tu devrais être ici : qui peut te retenir ?
Tu fais bien, ralentis tes pas, ami fidèle !
Marche bien doucement : aux genoux de ta belle
Que le sort te ravit assez tôt tu seras ;
Tous ses maux et les tiens assez tôt tu sauras.
Ne viens pas dans mon sein pour t’abreuver de peines,
Je ne suis plus à toi : va chercher d’autres chaînes !
Dieu ! je frissonne, hélas ! à ce sombre penser.
Rêves de mon printemps, revenez me bercer,

Oui ! trompez-moi toujours ; à mon cœur qui s’oppresse
Souriez un moment, au moins une caresse.
Mou sang brûle, et l’attente encor peut l’enflammer.
Viens, ô mon Adrien ! toi seul peut me calmer ;
Viens, arrachons la fleur qui reste à la couronne
De ma vie ! Adrien, le repos m’abandonne ;
Étouffons ces douleurs qui gonflent en mon sein..,
Comme tremblent mes doigts sur ce vieux clavecin.
Comme est lourde ma voix, quelle monotonie !
Qu’importe ! ù mon secours viens, si douce harmonie !
Que pour un cœur navré la musique a d’appas !…
(La porte est agitée.)
Qui fait trembler la porte ?… Est-ce lui ? c’est son pas.
(Elle ouvre doucement.)
Qui va là ? Répondez…

ADRIEN gaiement.
                                 C’est Adrien, je pense.

AGARITE.
Que faites-vous dehors, dans l’ombre et le silence ?

ADRIEN entrant.
Aux pieds de ce donjon, ainsi qu’un troubadour,
Enchanté, j’écoutais roucouler mon amour.
Si tu savais combien sur ma diablesse d’âme.

A d’attraits, de pouvoir, la douce voix de femme,
Tu ne m’avais jamais chanté cette chanson.
Oh ! tu me l’apprendras !
(Il l’embrasse cavalièrement.)

AGARITE souriant.
                                  Finissez, polisson.

ADRIEN.
Eh ! le met est grivois, mais j’aime à la folie
Entendre des gros mots d’une bouche jolie !
(Il s’assied sur ses genoux.)

AGARITE.
Bien, ne vous gênez pas ; allons, sur mes genoux !
Le verrou n’est pas mis : que dirait-on de nous ?

ADRIEN.
Nous pourrions bien, ma foi ! semer la jalousie :
Je m’en moque i\ plaisir, c’est notre fantaisie !
Mais quel air sérieux, tes yeux roulent des pleurs !
Qu’es-tu donc, mon amour ? oh ! dis-moi tes douleurs !
Tu ne me réponds pas, dans ma main ta main tremble,
Tu ne me réponds pas, nous sommes seuls ensemble ;
Je suis à tes genoux… ai-je pu te blesser ?
Dans le sein d’un ami tu ne veux rien verser ?

AGARITE.
D’un ami !… Désormais, je ne suis plus la tienne,
Il faut que désormais à d’autres j’appartienne…

ADRIEN interrompant.
Par l’enfer ! à qui donc ?
(Portant la main à son épée.)
                                     J’ai là mon estocade,
Qui pourra bien couper la fièvre à ce malade !
Nomme-moi donc ce fat ; sans attendre plus tard,
Que j’aille…

AGARITE gravement.
Ah ! calmez-vous, pitié, c’est un vieillard !
Tu le sais, Adrien, mon vieux père sans tache,
Homme preux et féal, pour esquiver la hache
D’un fourbe cardinal, tenant dans son manteau
La France emmaillotée, et pour crosse un couteau,
Cette France qui rit au roi comme au satrape,
Qui lèche comme un chien le bourreau qui la frappe ;
Tu sais que de son sang, pour sevrer Richelieu,
Mon père enfin s’enfuit à Turin, en ce lieu,
Qu’il crut hospitalier, demandant un asile
Bien obscur, ignoré, pour achever tranquille
Quelques jours lui restant. Mais qu’on se peut tromper !
Or, Richelieu, voyant sa victime échapper,

A grands cris, altéré, redemande su tête,
Que son boucher comptait et qui manque à la fête ;
Et le vieil Orlando, de Turin gouverneur,
Enamouré de moi,— hélas ! pourquoi ? d’honneur !
Je n’en sais rien, mais un refus l’irrite, —
Dit à mon père hier : Je demande Agarite ;
Richelieu veut ton sang, ta vie est en ma main :
Choisis, lequel veux-tu donner ? choisis… — L’hymen !
M’écriai-je, tombant ù ses genoux mourante ;
Oui, pour sauver sus jours j’en épouserais trente,
Haïs autant que vous, mais pas plus exécrés.
Quoi ! ce n’est qu’à ce prix que ses jours sont sacrés,
Eh bien ! je suis ù vous, emmenez votre femme ! —
Tu m’en fais le serment ? — Par mon père et mon âme ! —
Il est sauvé, ton père, il a protection ;
Richelieu hurle en vain, point d’extradition ! —
Puis, voilà son anneau, car je suis fiancée.
Maintenant j’ai tout dit, sans arrière-pensée.
M’épanchant dans ton sein, j’ai mis mon cœur à jour.
Si je fais tout cela, c’est filial amour,
Et souffre autant que toi. Connaissant de ton âme
La force et la beauté je n’attendais nul blâme.
N’est-ce pas, mon ami, que tu m’aurais dicté
Ce que j’ai fait sans toi ?… Viens donc a mon côté.
Pourquoi cet œil jaloux, muet ?… mon sacrifice
Est-il moins que le tien ? crois-tu que mon supplice

Puisse être plus affreux ? qu’il soit plus sombre deuil ?
Songea tous les tourments qui m’attendent au seuil !
Tu restes libre, toi, sans gages, sans promesses.
Relevé de tes vœux, aux bras d’autres maîtresses,
Tu pourras m’oublier…
(Adrien frappe du pied de colère et se
promène à grands pas.)
                               Pardon, je t’offensais,
Mais le temps éteint tout, et l’amour, tu le sais !…
Venez donc me parler : tu m’effraie à te voir
Marcher et t’agiter ; viens près de moi t’asseoir,
Adrien, que je redise encore à toi-même,
A ta bouche, combien tu m’es cher, que je t’aime !
Adrien, le temps fuit, nous n’avons qu’un moment ;
Viens, faisons nos adieux : qu’on long embrassement,
Ami, scelle la foi qu’à jamais je te jure !
Oui, quand aura la mort réclamé sa pâture,
Que libre je serai de ce honteux époux,
Vous reprendrez vos droits, je serai toute à vous ;
Si toutefois encor vous avez souvenance ?

ADRIEN avec une rage concentrée.
Traîtresse !…

AGARITE.
                          A cette porte on heurte ; là, silence.

ADRIEN.
Quel butor, à cette heure ?

AGARITE.
                                        O coup malencontreux,
Fuis, fuis, ou cache-toi : ce doit être le vieux !

ADRIEN.
Ha ! ha ! ton vieux barbon : faisons une risée !

ORLANDO au dehors.
Ouvrez !

AGARITE.
                     C’est Orlando, c’est lui ! par la croisée
Fuis, Adrien.

ADRIEN.
C’est lui ? Grands dieux ! qu’il vient à point !
(Tirant son épée.)
Qu’il entre, ton époux : il ne sortira point !
(Il pose la main sur le verrou. Agarite lui
retient le bras.)

AGARITE à voix basse.
Arrêtez, Adrien, vous vendez votre amie,
Vous immolez mon père et m’arrachez la vie !

 
ORLANDO toujours à la porte.
Agarite, ouvrez donc !

ADRIEN agitant son épée.
                              Qu’il meure !

AGARITE.
                                                    Oh ! grâce ! grâce !
Arrête, ô mon amant, par tes pieds que j’embrasse,
Je t’aime !…
(Elle lui arrache l’épée de la main.)
                      Ah ! je la tiens…
(La brisant sur le mur.)
                                                     Frappe-le maintenant.

ORLANDO heurtant avec rage.
Ouvrez, vingt noms de Dieu !…

AGARITE entraînant Adrien au balcon.
                                          Monstre, va-t’en, va-t’en,
Tu me perds !

AGARITE ouvrant et voulant cacher son désordre.
                         Monseigneur, je suis votre servante.

ORLANDO entre et brise l’écrin qu’il portait.
Vous êtes sourde ?
 

 
AGARITE avec candeur.
                            Non, non, je priais.

ORLANDO.
                                                             Fervente
La prière ! On prononçait…

AGARITE.
                                       Quoi ?

ORLANDO.
                                                           Mon nom !

AGARITE d’un air mignard.
                                                                                 Jaloux,
Je vous nommais à Dieu, car je priais pour vous.

Collection: 
1829

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