Mon démon familier, mon sylphe aux ailes roses,
Est venu ce matin, sur mes paupières closes,
Poser le bout du doigt, et, pour mieux m'éveiller,
Comme un oiseau chanteur se mettre à babiller.
« O mon bel endormi, murmura-t-il, l'aurore
M'a fait abandonner la fleur qui vient d'éclore.
Au firmament, les plis du manteau de la Nuit
Dans l'ombre du couchant disparaissent sans bruit ;
Et, voulant t'apporter la goutte de rosée
Qu'un baiser de ma mie aux lèvres m'a laissée,
Je me suis dit : Courons chercher mon paresseux,
Mon poète, et dans l'herbe égarons-nous tous deux.
Ne viens-tu pas ? la brise est parfumée et douée.
Près de l'eau, je connais un long sentier de mousse :
Nul gravier, nulle épine ; un sentier de rêveurs.
Le limon de la rive est caché sous les fleurs.
Nous n'aurons pour tous bruits que la plainte de l'onde,
Le vent, le chant lointain de quelque fille blonde,
Accompagné des coups réguliers du battoir
Et des grelots des bœufs qui vont à l'abreuvoir.
Oh ! viens, nous nous perdrons follement dans les herbes,
De verdure et de fleurs cueillant de grosses gerbes ;
Puis, nous irons à l'ombre ensuite nous asseoir
Et nouer en bouquets nos bleuets jusqu'au soir.
Viens vite... Mais pourquoi sur ton lit, ô poète,
Rester les yeux en pleurs et la bouche muette ?
Quel cauchemar a donc enfanté ton sommeil,
Pour demeurer ainsi morne et pâle au réveil ?
Pleures-tu les vers faux écrits dans ta jeunesse ?
Entre les bras d'un autre, as-tu vu ta maîtresse ?
Un maladroit, du coude, aurait-il sur le sol
Versé ton verre plein d'un vieux vin espagnol ?
N'importe ! puisqu'au fond de la lointaine allée,
Pensif, tu ne viens pas errer sous la feuillée,
Frère, puisqu'il te plaît de rester aujourd'hui,
Je veux par mon babil égayer ton ennui.
Fais-moi place, parlons de tes jeunes années,
De ces heures d'amour de rosés couronnées ;
Parlons de Gratienne, et redis-moi tout bas
Ce que chantait ton cœur, quand tu suivais ses pas.
Dis-moi quel soir brûlant et sous quelle avenue,
Comme un enfant de l'air, vague, elle est apparue ;
Ce qui te fit frémir soudain, et chanceler,
Et la baiser de loin du regard, sans parler ;
Tout en marchant, pour voir vaguement, à la lune,
Sur sa nuque d'enfant jouer la natte brune...
Mais, mon poète aimé, quel est donc le tourment
Qui pâlit de nouveau ton visage charmant ?
Des pleurs et des sanglots ! quelle blessure ancienne
S'est rouverte en ton cœur, au nom de Gratienne ?
Allons, ne pleure plus ; parlons de tes amis,
Parlons du seul espoir que le ciel t'ait permis,
Et toi qui ne crois plus qu'en cette amitié sainte,
Toi que l'amour brisa dans une seule étreinte,
Et que n'éveille plus le grand mot d'avenir,
0 mon poète, écoute et tes pleurs vont tarir !
Ah ! tu souris déjà. Sous le ciel de Provence,
Te souviens-tu, dis-moi, des jours de ton enfance.
Vous étiez trois enfants vous tenant par les mains,
Vivant au grand soleil et battant les chemins.
Les marmots ont grandi ; leurs frêles mains serrées
Jamais un seul instant ne se sont séparées.
Te souviens-tu ? Le soir, près du clos des Chartreux,
Lorsque vous promeniez vos rêves d'amoureux,
Vous croyez voir soudain se glisser à la lune,
Allant au rendez-vous quelque marquise brune ;
Et vous couriez ; et l'ombre ; en s'évanouissant ;
N'était plus qu'un rameau dans la nuit blanchissant... »
Et, longtemps, mon démon, mon sylphe aux ailes roses,
Bavarda, remua toutes ces vieilles choses,
Et, quoique tout en pleurs, longtemps je lui souris
Car il parlait de vous, ô mes deux vieux amis !